D’où vient l’empathie ?
Extrait de Développer l’empathie chez les enfants, éditions Jouvence, 2019.
Ce que nous dit l’imagerie cérébrale
Les progrès récents des neurosciences nous permettent aujourd’hui de comprendre ce qui se passe dans notre cerveau quand on éprouve de l’empathie pour autrui.
Pour Tania Singer, directrice du Département de neurosciences sociales à l’Institut Max Planck, « la question qui constitue l’essence même des neurosciences sociales est celle-ci : comment faire pénétrer un autre cerveau dans le mien, comment comprendre les autres ? ».
Comprendre l’autre, ressentir ses émotions, ses joies, ses peurs et même sa douleur. Cette perception de l’autre est-elle visible dans le cerveau ? C’était l’hypothèse de Tania Singer. Alors que des collègues ricanent et prédisent qu’elle ne trouvera qu’un « cerveau vide », la chercheuse recrute de jeunes couples. L’un des partenaires va subir des décharges électriques douloureuses en présence de l’autre. Que va-t-il se passer dans le cerveau de celui qui voit son conjoint souffrir ?
Ce qu’elle constate, grâce à l’imagerie cérébrale, c’est que la douleur que nous ressentons nous-mêmes ou l’empathie que nous éprouvons activent les mêmes réseaux [1] : souffrir ou voir souffrir, c’est donc presque la même chose pour le cerveau, la douleur de l’un devient celle de l’autre. Nos cerveaux sont câblés pour résonner avec autrui [2].
Un autre chercheur, Pavel Goldstein de l’Université de Colorado Boulder, a lui aussi observé cette « synchronisation des cerveaux » entre les deux membres d’un couple, synchronisation accrue lorsqu’ils se tiennent la main. Pour les auteurs, les résultats « indiquent que tenir la main pendant la douleur augmente le couplage cerveau-cerveau qui est lui-même corrélé à l’amplitude de l’analgésie et à l’empathie du partenaire. Ces résultats apportent une contribution unique à notre compréhension des mécanismes physiologiques de l’analgésie liée au toucher » [3].
À ma connaissance, l’expérience n’a pas été tentée (et tant mieux !) avec des enfants et leurs parents, mais je suis sûre que ce phénomène existe aussi quand un parent voit son enfant souffrir… Notre cerveau est bien « câblé pour être en empathie ».
Et cette capacité de ressentir ce que ressent l’autre amène à des actes bien réels. Ainsi, si l’on reste dans la perception de la douleur de l’autre, on peut évoquer une série d’expériences, faites il y a une trentaine d’années, où l’on faisait semblant d’administrer des chocs électriques à une jeune femme ; quand on proposait aux spectateurs soit de partir soit de prendre sa place, la majorité acceptaient de la remplacer !
Ce que nous disent les neurones miroir
Identifiés dans les années 1990 par l’équipe de Giacomo Rizzolatti (directeur du département de neurosciences de la faculté de médecine de Parme) [4], les neurones miroir sont « une catégorie de neurones du cerveau qui présentent une activité aussi bien lorsqu’un individu (humain ou animal) exécute une action que lorsqu’il observe un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action, ou même lorsqu’il imagine une telle action, d’où le terme miroir » [5]
D’abord observés chez le singe macaque et aussi certains oiseaux chanteurs, ils ont été découverts de façon irréfutable chez les humains en 2010.
Pour Frans de Waal et d’autres chercheurs en psychologie, les neurones miroirs jouent un rôle important dans l’empathie, car le système miroir des émotions permet de simuler l’état émotionnel d’autrui dans notre cerveau et donc de mieux identifier les émotions éprouvées par les individus de notre entourage.
Pour le neuroscientifique Vilayanur S. Ramachandran, ces neurones, qu’il nomme « neurones de Gandhi », ont carrément « formé la civilisation » [6] !
Ce que nous dit la génétique
L’ »empathie cognitive », c’est-à-dire la capacité à lire les émotions sur le visage de l’autre, et notamment en le regardant dans les yeux, est à distinguer de l’ »empathie affective » consistant à réagir à ces émotions. Mais l’une ne va pas sans l’autre : pour réagir aux émotions de l’autre, encore faut-il pouvoir les reconnaître.
Or il semble que les gènes ont à voir avec cette capacité.
Dans une étude menée sur plus de 88 000 personnes [7], des chercheurs de Cambridge University ont analysé les résultats d’un test de « lecture de l’esprit » (Eyes Test) [8]. Trente-six photos d’yeux sont présentées aux sujets. Pour chaque regard, il faut deviner quelle émotion il exprime. Colère ? Timidité ? Confiance ?
Résultat : la capacité à « lire l’esprit dans les yeux » est différente chez chacun, et sensiblement meilleure chez les femmes. Pour expliquer cela, les scientifiques ont identifié un gène sur le chromosome 3, le gène LRRN1, qui existe en plusieurs variantes dont certaines sont corrélées à une meilleure perception des émotions. Mais, pour une raison encore inconnue [9], seulement chez les femmes…
Une autre étude [10], menée par les mêmes chercheurs de l’Université de Cambridge, et d’autres de l’Institut Pasteur, de l’université Paris Diderot, du CNRS, et utilisant les données de plus de 46 000 clients de la société 23andMe qui ont tous complété en ligne le questionnaire EQ (Quotient d’Empathie) et fourni un échantillon de salive pour analyse génétique, a révélé que si certains d’entre nous sont plus empathiques que d’autres (qu’il s’agisse d’empathie cognitive ou d’empathie affective), au moins un dixième de cette variation est associé à des facteurs génétiques.
En 2012, des biologistes américains auraient identifié le « gène de la gentillesse » en étudiant la personnalité de 711 volontaires ayant fourni un échantillon de salive pour une analyse ADN [11]. Ceux qui avaient dans leur génome certaines versions de gènes codant pour les récepteurs des deux hormones que sont l’ocytocine (on reviendra plus loin sur le rôle de l’ocytocine dans l’empathie) et la vasopressine étaient plus enclins à accomplir des actions charitables et aidaient plus volontiers leurs camarades. On peut penser qu’ils éprouvaient plus d’empathie envers les autres…
Les participants considérant le monde comme menaçant étaient moins susceptibles d’aider les autres, à moins d’avoir des versions des gènes associées à la gentillesse : ces versions permettraient de surmonter la perception de menace et d’aider les autres malgré les craintes qu’on peut avoir.
La « théorie de l’esprit »
Le jour où j’ai découvert la « théorie de l’esprit » est resté gravé dans ma mémoire.
Je regardais un documentaire où l’on voyait deux expérimentateurs travailler avec des enfants. Deux paniers sont sur une table, un objet est placé dans le panier A, le panier B est vide. Puis l’un des expérimentateurs quitte la pièce. Celui qui est resté avec l’enfant change alors l’objet de place, il est maintenant dans le panier B. Quand l’expérimentateur qui était sorti rentre dans la pièce, on demande à l’enfant où celui-ci va chercher l’objet. Avant 4 ans, il va dire « dans le panier B », car il est incapable de réaliser que l’expérimentateur n’a pas l’information qu’il a lui, à savoir que l’objet a changé de panier. Après 4 ans, il dira « dans le panier A », car il a acquis la capacité cognitive permettant de se représenter les états mentaux d’autres individus, d’être « dans leur tête ». C’est cette capacité qu’on nomme « théorie de l’esprit » [12].
Depuis, j’ai eu connaissance d’autres expériences semblant montrer que cette capacité est acquise bien avant 4 ans. L’expérience menée par deux chercheurs de l’université McGill dans l’Illinois [13] indique que, dès 15 mois, soit bien avant l’apparition du langage, les enfants disposeraient bien d’une théorie de l’esprit.
Or, même si la notion d’empathie comporte une dimension émotionnelle et affective alors que la théorie de l’esprit renvoie plutôt à des processus cognitifs, on considère que la notion de « théorie de l’esprit » est proche de la notion d’empathie. Dans les deux cas, il s’agit en quelque sorte de se mettre « à la place » de l’autre. Des bébés de 15 mois en seraient donc capables.
Et peut-être bien aussi les animaux, au moins certains d’entre eux. On a longtemps cru que la « théorie de l’esprit » était le propre de l’homme, mais de plus en plus d’observations semblent indiquer que trois grands singes (bonobos, chimpanzés et orangs-outans) [14], et peut-être les dauphins et les corvidés [15] (corbeaux, corneilles, plusieurs espèces de geais, pies) ont cette capacité de savoir ce qui se passe dans la tête de l’autre [16].
Pour certains chercheurs, la « théorie de l’esprit » serait logée dans une région du cerveau, la jonction temporo-pariétale droite (ou rTPJ), « dont le boulot serait de penser aux pensées des autres personnes ». Depuis plusieurs années, on a également associé l’altruisme à cette partie du cerveau, et certains vont jusqu’à penser qu’en stimulant la rTPJ, on pourrait augmenter certains comportements altruistes… [17]
L’ocytocine, hormone de l’empathie
L’ocytocine est cette hormone, sécrétée par l’hypothalamus et stockée dans la glande pituitaire, qui joue un rôle primordial dans l’accouchement et l’allaitement, mais aussi dans l’orgasme, la reconnaissance sociale, l’empathie, la sociabilité, la confiance, l’attachement, les comportements maternels, etc., d’où son appellation d’ »hormone de l’amour » ou d’ »hormone du bonheur ».
C’est, en tout cas, l’ »hormone de l’empathie » ! Et comme elle s’est conservée tout au long de l’évolution, puisqu’on la trouve aussi bien chez les poissons que chez les humains, cela pourrait expliquer qu’on retrouve l’empathie dans tout le vivant.
Quand un bébé est allaité, lui et sa mère se retrouvent dans un véritable « bain d’hormones », en particulier d’ocytocine. Tant l’ocytocine excrétée dans le lait humain que celle sécrétée en réponse à la tétée (qui combine contact physique étroit avec la mère, succion, chaleur…).
Est-ce pour cela, ou en raison d’autres composants du lait maternel (les acides gras polyinsaturés à longue chaîne ?), que les bébés allaités semblent mieux à même de reconnaître les émotions d’autrui à travers ses expressions corporelles ? Cette capacité, première étape de l’empathie comme on l’a vu plus haut, fait appel à certaines zones de l’hémisphère droit du cerveau, et émerge dès la première année de vie. Une étude menée auprès de 28 enfants âgés d’environ 8 mois [18], chez qui on a suivi les variations du potentiel évoqué visuel (PE) au niveau cérébral, a permis de constater que l’allaitement, et en particulier l’allaitement exclusif, jouait un rôle dans le processus neurologique de reconnaissance des expressions corporelles, la sensibilité de l’enfant aux expressions corporelles de bonheur étant d’autant plus importante que la durée de l’allaitement exclusif avait été longue.
Dans une autre étude menée par la même équipe [19], des bébés de 7 mois portaient davantage d’attention aux yeux qui exprimaient le bonheur qu’à ceux qui exprimaient la colère lorsqu’ils avaient été exclusivement allaités pendant plus longtemps.
Et si les bébés allaités semblent mieux à même de reconnaître les émotions, c’est également vrai pour les mères qui allaitent, qui semblent plus sensibles aux signaux envoyés par leur bébé. Grâce à l’imagerie médicale, une étude [20] a ainsi montré que le cerveau des femmes qui allaitent répond plus fortement aux cris de leur bébé : les régions liées au comportement de soin et d’empathie s’activent mieux chez elles que chez les femmes qui donnent le biberon. Une autre étude [21] a constaté que les mères qui pratiquaient un allaitement exclusif long ont des réponses plus fortes aux expressions faciales de bonheur, et qu’une plus grande fréquence quotidienne de tétées est corrélée à une réponse plus basse aux expressions faciales de colère.
[1] Dans le documentaire Vers un monde altruiste ?, on voit les deux images se superposer.
[2] Mais le cerveau fonctionne différemment si la personne n’est pas un proche, n’est pas reconnue comme « notre semblable » (voir le chapitre « Comment cultiver l’empathie pour qu’elle englobe “les autres” et ne se limite pas à “ceux comme moi” »).
[3] Goldstein P et al., Brain-to-brain coupling during handholding is associated with pain reduction, PNAS 2018 ; 115(11) : E2528-E2537, https://www.pnas.org/content/115/11/E2528
[4] Rizzolatti G, Folgassi L, Gallese V, Les neurones miroirs, Pour la Science 2007, p. 44-49.
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Neurone_miroir. Voir l’ouvrage de Rizzolatti cité dans les « Ressources ».
[6] Voir sa conférence TED, Les neurones qui ont formé la civilisation, https://www.ted.com/talks/vs_ramachandran_the_neurons_that_shaped_civilization
[7] Warrier V et al., Genome-wide meta-analysis of cognitive empathy : heritability, and correlates with sex, neuropsychiatric conditions and cognition, Molecular Psychiatry 2018 ; 23 : 1402–1409, https://www.nature.com/articles/mp2017122
[8] Ce « test de lecture de l’état d’esprit dans les yeux » peut être fait par tout un chacun : http://www.psychomedia.qc.ca/tests/lecture-de-l-etat-d-esprit-dans-les-yeux
[9] Mais peut-être parce que le gène LRRN1 s’exprime surtout dans le striatum, une région du cerveau impliquée dans la prise de décision, qui semble être plus gros chez les femmes qui « lisent mieux l’esprit ».
[10] Warrier V et al., Genome-wide analyses of self-reported empathy : correlations with autism, schizophrenia, and anorexia nervosa, Translational Psychiatry 2018, en ligne le 12 mars.
[11] Poulin MJ et al., The Neurogenetics of Nice : Receptor Genes for Oxytocin and Vasopressin Interact With Threat to Predict Prosocial Behavior, Psychological Science 2012 ; 23(5) : 446-52.
[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_de_l’esprit
[13] « Quand l’enfant acquiert « la théorie de l’esprit » », Sciences humaines, octobre 2005, https://www.scienceshumaines.com/quand-l-enfant-acquiert-la-theorie-de-l-esprit_fr_5223.html
[14] « La « Théorie de l’Esprit » aurait été démontrée chez les grands singes », Sciences et avenir, octobre 2016, https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/biodiversite/la-theorie-de-l-esprit-aurait-ete-demontree-chez-les-grands-singes_107255
[15] « Le corbeau se méfie du judas », Le Monde, 5 février 2016, www.lemonde.fr/sciences/article/2016/02/09/le-corbeau-se-mefie-du-judas_4861858_1650684.html
[16] France inter, « S’imaginer à la place de l’autre », 21 juillet 2018.
[17] Jean-Paul Fritz, « On a trouvé comment nous rendre plus généreux ! (ça se passe dans le cerveau) », L’Obs, 12 janvier 2019.
[18] Krol KM et al., Duration of exclusive breastfeeding is associated with differences in infants’ brain responses to emotional body expressions, Front Behav Neurosci 2015 ; 8 : 459.
[19] Krol KM et al., Genetic variation in CD38 and breastfeeding experience interact to impact infants’ attention to social eye cues, Proc Natl Acad Sci USA 2015 ; 112 : E5434-42.
[20] Pilyoung et al., Breastfeeding, brain activation to own infant cry, and maternal sensitivity, Journal of Child Psychology and Psychiatry 2011 ; 52(8) : 907–915.
[21] Krol KM et al., Breastfeeding experience differentially impacts recognition of happiness and anger in mothers, Sci Rep 2014 ; 4 : 7006.
Voir mon interview vidéo pour Famille à l’Ouest d’Emmanuelle Cabot (4 mars 2020)
L’empathie, c’est la capacité de « ressentir » les émotions des autres : pas d’accord…
L’empathie, c’est la capacité de « comprendre » les émotions des autres.
Et donc il est indispensable de se connaitre soi-même pour ensuite interpréter les émotions des autres.
Je vous déconseille de « ressentir » les émotions des autres, vous allez vous noyer…