Inégales face à l’allaitement
Cette année 2024, le thème de la Semaine mondiale de l’allaitement maternel (SMAM) choisi par WABA est le suivant : « Closing the gap : breastfeeding support for all », soit : « Réduire les inégalités en matière de soutien à l’allaitement » (1).
La CoFAM a décidé de l’adapter ainsi : « Réduire les inégalités : Soutenir l’allaitement pour tous » (2). Ce qui est nettement plus vaste, les inégalités en matière de soutien n’étant qu’une des composantes (et l’une des causes) des inégalités en matière d’allaitement.
Le constat
Car oui, si l’on sort les chiffres, on s’aperçoit que, au moins depuis des décennies, les taux d’allaitement peuvent énormément varier selon les régions, l’âge de la mère, sa catégorie socioprofessionnelle…
En 2011, selon l’étude Elfe (3), « plus des deux-tiers des nourrissons (70,5 %) recevaient du lait maternel à la maternité (59,0 % de façon exclusive, 11,5 % en association avec des préparations pour nourrissons) », mais « ce taux moyen cachait des différences importantes selon le contexte de la naissance et les caractéristiques des parents. Les taux d’allaitement étaient plus faibles en cas de complications à la naissance ainsi que chez les nourrissons dont les parents étaient nés en France, étaient ouvriers, employés ou sans profession » : 63,3 % de bébés allaités à la maternité chez les ouvrières, 66,4 % chez les employées, 81,3 % chez les cadres et « professions intellectuelles supérieures » (4).
Même constat quand la DREES (5) publie les chiffres de l’allaitement en France à partir des certificats de santé des 8e jour, 9e et 24e mois de 2013 : « Toutes choses égales par ailleurs, l’allaitement est plus fréquent parmi les femmes de 30 ans ou plus, diplômées et de catégorie socioprofessionnelle supérieure […] Les femmes qui allaitent le plus longtemps sont souvent âgées de 30 ans ou plus, sont cadres ou inactives, avec plusieurs enfants au foyer. »
Enfin, les résultats de la seconde édition de l’enquête Epifane (2021) qui montrent une légère progression du taux d’allaitement à la naissance par rapport à la première édition de 2012 (77 % contre 74 %) pourraient, selon les auteurs du rapport (6), « en partie s’expliquer par un profil plus favorable à la pratique de l’allaitement maternel des mères qui accouchent de plus en plus tard et qui sont de plus en plus diplômées ».
Pour ce qui est des variations régionales, le rapport de l’Enquête nationale périnatale (ENP) 2021 note que « la part des nouveau-nés allaités est significativement inférieure au taux national dans les Hauts-de-France (57,8 %), en Normandie (58,4 %), dans les Pays de la Loire (61,2 %) et en Bretagne (62,7 %). La région où le taux d’allaitement maternel est le plus élevé est la région Île-de-France (81,2 %). » (7)
En simplifiant, on peut dire qu’on allaite plus à l’Est qu’à l’Ouest, plus au Sud qu’au Nord et plus dans les villes que dans les zones rurales. Il est intéressant de souligner que cette répartition géographique inégale ne date pas d’hier. À la fin du 19e siècle, on notait déjà un taux d’allaitement plus faible dans le Nord et l’Ouest. L’allaitement artificiel en Normandie semble une pratique ancienne : sur 9 611 enfants nés en 1865 dans le Calvados, un tiers étaient nourris au biberon. De même, l’allaitement artificiel dans les grandes villes industrielles du Nord était une pratique bien connue des contemporains. À Lille, en 1877, seulement 50 % des mères allaitaient (8).
Il est à noter que ces différences se retrouvent dans la plupart des pays industrialisés9. Ainsi, au Royaume-Uni, en 2010, on constatait (10) les taux d’allaitement les plus élevés « chez les mères âgées de 30 ans ou plus, celles issues de groupes ethniques minoritaires, celles ayant poursuivi leurs études après 18 ans, celles occupant des postes de cadres et celles vivant dans les zones les plus favorisées ».
Mais pourquoi ces inégalités ?
Pourquoi donc sont-ce les femmes les plus diplômées et les plus aisées qui allaitent le plus, alors qu’on pourrait penser que ce ne sont pas elles qui en ont le plus besoin économiquement ?
L’explication qui vient d’abord est que ce sont elles qui ont le mieux accès à l’information et au soutien. Oui, il y a bien des inégalités en matière de soutien à l’allaitement.
Mais l’enquête de l’anthropologue et médecin de santé publique Bernadette Tillard, faite dans la population d’un quartier défavorisé de Lille (quartier de Moulins), a montré que les raisons du non-allaitement dans ces milieux sont plus profondes : pour les femmes qu’elle a rencontrées, la « gratuité » du lait maternel n’est pas un argument pour allaiter, bien au contraire. Perçu comme un « mode d’alimentation incertain » (notamment par manque de tradition familiale), l’allaitement empêche aussi de « préparer l’événement » par « l’achat d’objets appropriés : pas de biberon, pas de stérilisateur, pas de chauffe-biberon… ». N’entrant pas « dans la dimension consumériste de la grossesse », l’allaitement est mal perçu par ces familles qui souhaitent « le mieux » pour leurs petits, même au prix de sacrifices financiers (11).
Dix ans plus tard, suite à son enquête menée en 1997 dans le Val-de-Marne, la sociologue Séverine Gojard écrivait quant à elle (12) que « deux facteurs sont propices à la mise en place d’un allaitement à la naissance en France : d’une part la sensibilité aux normes de promotion de l’allaitement maternel plutôt caractéristique des femmes appartenant aux classes supérieures ou aux fractions les plus diplômées des classes moyennes, d’autre part la transmission de savoir-faire familiaux, plus répandue dans les classes populaires, avec une dimension de transmission de pratiques d’allaitement pour certaines femmes migrantes ».
Alors, que faire ?
On le sait, connaître les bienfaits de l’allaitement ne suffit pas à choisir d’allaiter (d’après les enquêtes, la plupart des femmes qui choisissent de ne pas allaiter les connaissent), ni a fortiori à « réussir » son allaitement.
Ce qu’il faut, ce sont de bonnes informations sur la conduite de l’allaitement, du soutien, du soutien, et du soutien.
Qu’on pense aux réseaux sociaux où sont tant de jeunes mères… Une influenceuse sur Instagram ou Tik Tok peut faire beaucoup pour (ou contre) l’allaitement.
Une étude faite chez 300 mères afro-américaines actives dans des groupes Facebook sur l’allaitement (13) a montré qu’elles les appréciaient parce que « c’était là 24 heures sur 24 et qu’il y avait toujours quelqu’un ayant expérimenté et surmonté les mêmes obstacles qu’elles et pouvant apporter de l’aide ».
Quand le E-village remplace les villages disparus (vous savez, l’adage bien connu, il faut tout un village pour élever un enfant)…
Qu’on pense aussi aux groupes de pairs (14), animés par des personnes issues de la même communauté que les participantes : une revue américaine des études existantes sur le sujet (15) a conclu qu’elles montraient à une écrasante majorité que le peer support améliorait les taux de démarrage de l’allaitement, sa durée et son exclusivité.
Et n’oublions pas tous les professionnels de santé que la femme est amenée à rencontrer au cours de sa grossesse et dans les premiers jours/mois de son enfant. Pour Daphné Delecourt (16), « le professionnel de santé a un rôle à jouer : lever les freins et délivrer une information adaptée sur les bienfaits de l’allaitement. Le soignant doit ainsi s’adapter aux besoins spécifiques de chaque couple. Et son intervention doit être personnalisée ».
L’allaitement, filet de sécurité
Et si l’allaitement était un atténuateur des différences sociales ? C’est ce que pensait James P. Grant, qui fut Directeur général de l’Unicef de 1980 à 1995, quand il écrivait : « L’allaitement maternel est un filet de sécurité naturel contre les pires effets de la pauvreté… l’allaitement maternel exclusif contribue grandement à annuler la différence de santé entre naître dans la pauvreté ou naître dans la richesse. C’est presque comme si l’allaitement maternel sortait le nourrisson de la pauvreté pendant ces quelques mois vitaux afin de lui donner un départ plus juste dans la vie et de compenser les injustices du monde dans lequel il est né. »
C’est aussi ce que pense WABA quand elle écrit à propos de la SMAM 2024 : « L’allaitement maternel peut agir comme un égaliseur dans notre société, et des efforts doivent être déployés pour garantir que chacun·e ait accès au soutien et aux opportunités en matière d’allaitement. Il est essentiel que personne ne soit laissé·e en arrière, en particulier les mères vulnérables qui pourraient avoir besoin d’un soutien supplémentaire pour réduire les inégalités en matière d’allaitement. Les publics cibles, notamment les acteurs de la warm chain (17) de l’allaitement, les organisations de la société civile, les gouvernements, les décideurs politiques, les systèmes de santé, les lieux de travail, les communautés et les parents doivent s’engager pour réduire les inégalités en matière d’allaitement et soutenir l’allaitement pour tous, en particulier pour les groupes vulnérables. »
Alors, tout le monde s’y met ?!
1. https://worldbreastfeedingweek.org/
2. https://www.cofam-allaitement.org/jna-smam/smam-2024/
3. Enquête portant sur plus de 18 000 nourrissons nés tout au long de l’année 2011 dans un échantillon aléatoire de maternités de France métropolitaine.
4. Prévalence de l’allaitement à la maternité selon les caractéristiques des parents et les conditions de l’accouchement. Résultats de l’Enquête Elfe
maternité, France métropolitaine, 2011, Bulletin épidémiologique hebdomadaire n° 27, 7 octobre 2014.
5. Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la Santé.
6. https://www.santepubliquefrance.fr/determinants-de-sante/nutrition-et-activite-physique/documents/enquetes-etudes/alimentation-des-nourrissons-pendant-leur-premiere-annee-de-vie.-resultats-de-l-etude-epifane-2021
7. https://enp.inserm.fr/wp-content/uploads/2022/10/rapport-2022-v5.pdf, page 168, tableau 64.
8. Voir l’article de Catherine Rollet, Allaitement, mise en nourrice et mortalité infantile en France à la fin du XIXe siècle, Population 1978 : 6.
9. Voir par exemple Scott JA, Factors associated with the initiation and duration of breastfeeding : a review of the literature, Breastfeeding Review 1999 ; 7(1) : 5-16.
10. Health and Social Care Information Centre, 2010.
11. Bernadette Tillard, « Ce qu’il en coûte de nourrir… », in Allaitements en marge, L’Harmattan, 2002.
12. Séverine Gojard, Alimentation du nourrisson et position sociale : quatre manières d’être mère, INRA sciences sociales 2012 ; 2 : 1-4, https://hal.inrae.fr/hal-02642332/document
13. Robinson A et al., It takes an E-Village : supporting African American mothers in sustaining breastfeeding through Facebook communities, Journal of Human Lactation 2019 ; 35(3) : 569-582.
14. Voir par exemple le programme Pair’Allait (https://info-allaitement.org/nous-connaitre/nos-actions/prall-reseau-pairs-soutien-meres/), créé à l’origine par La Leche League France et repris par l’association IPA.
15. Chapman DJ, Morel K, Anderson AK, Damio G, Perez-Escamilla R, Breastfeeding peer counselling : from efficacy through scale-up, J Hum Lact 2010 ; 26(3) : 314-26.
16. Facteurs influençant la décision maternelle d’allaiter au cours de la grossesse. Rôle du soignant. Étude qualitative, Thèse pour le diplôme d’État de Docteur en Médecine, 2017.
17. https://waba.org.my/archive/warm-chain
Paru dans le n° 544 des Dossiers de l’obstétrique, octobre 2024.
Illustration : street art à Inverclyde (Écosse)