Fabriquer du lait « maternel » ?
Depuis qu’il existe des laits industriels (ou laits artificiels, ou laits infantiles, ou préparations commerciales pour nourrissons, ou substituts du lait maternel…), leurs fabricants ont toujours prétendu que leurs produits étaient « aussi bien », « presqu’aussi bien », « très proches »… du lait maternel [1]. Voir par exemple, en 1898, la publicité pour le « séro-lait du docteur Pierre Laurent, le seul lait stérilisé identique à celui de la femme » [2].
Et depuis, ça n’arrête pas. Il ne se passe pas une année sans qu’une marque ou une autre ne communique sur tel ou tel ingrédient qu’elle ajoute à son produit de façon à le rendre « encore plus proche » du lait maternel. Il y a quelques années, on a découvert l’importance des acides gras polyinsaturés à longue chaîne (AGPILC) présents dans le lait maternel pour le développement du système nerveux central. Aussi sec, certaines marques se sont empressées d’en ajouter à leurs produits. Manque de chance : les études ont montré que cet « enrichissement » n’en était pas vraiment un. C’est ainsi que des chercheurs ont analysé les résultats de plusieurs essais d’enrichissement de lait industriel menés entre 1993 et 2001 et concernant au total 1 763 enfants [3]. Résultats : à l’âge de 16 ans, aucun avantage pour la performance aux examens de mathématiques chez les enfants ayant reçu une formule « enrichie » par rapport à un lait standard ; pas de différence non plus dans les scores pour l’anglais. Le comble : à 11 ans, les enfants qui avaient reçu la formule supplémentée en AGPILC obtenaient des résultats inférieurs en anglais et en mathématiques !
Plus récemment, certains se sont dit que plutôt que d’enlever/ajouter ceci ou cela au lait de vache, il serait peut-être possible de créer un lait « maternel », ou du moins certains de ses composants, à partir de zéro, par exemple… en faisant travailler des cellules mammaires. C’est le but de la start-up Numi qui a levé trois millions d’euros en octobre dernier, et vise le marché américain « où la législation est plus souple » [4]. Ou en modifiant génétiquement Nicotiana benthamiana (une plante proche parente du tabac) pour produire ces « oligosaccharides du lait maternel » (HMO) dont on sait maintenant l’importance pour la bonne santé du microbiote [5].
Des protéines « humaines », peut-être, des HMO, peut-être, mais il suffit de regarder la composition du lait maternel (et on lui découvre régulièrement de nouveaux composants) pour comprendre que jamais un lait industriel ne pourra la reproduire et que, même si c’était possible, le prix de revient serait absolument prohibitif [6]. Et comment reproduire un liquide vivant qui change selon les bébés, selon leur âge, selon les mères, selon le jour et l’heure, selon que tel ou tel virus circule, etc.
Cette course au « toujours plus proche du lait maternel » me fait penser à la flèche du philosophe grec Zénon qui n’atteint jamais sa cible !
[1] D’ailleurs, le terme « lait maternisé », interdit par la loi mais qu’on trouve encore souvent sous la plume des journalistes, entretenait bien la confusion, au point que certain·e·s pensaient qu’il s’agissait de lait maternel lyophilisé !
[2] Histoire de l’allaitement au 20e siècle.
[3] Verfürden ML et al., Effect of nutritionally modified infant formula on academic performance : linkage of seven dormant randomised controlled trials to national education data, BMJ 2021 ; 375 : e065805.
[4] Une start-up française parvient à concevoir en laboratoire un « lait maternel » avec des protéines humaines.
[5] Une plante proche du tabac pourrait imiter le lait maternel.
[6] Voir par exemple « Mais qu’y a-t-il dans le lait maternel… », fichier à télécharger en bas de cette page du site LLL : https://www.lllfrance.org/vous-informer/votre-allaitement/anatomie-physiologie/1017-composition-du-lait-humain
Éditorial du n° 141 d’Allaiter aujourd’hui, octobre 2024.