Au service des enfants, interview d’Edwige Antier

Au service des enfants, interview d’Edwige Antier

En 2020, Edwige Antier a publié ses mémoires sous le titre Maman de tous les enfants du monde (éditions de L’Archipel) où elle raconte son enfance vietnamienne, sa vie de femme, de pédiatre, ses combats pour le bien-être des bébés. Voici l’interview que j’ai fait d’elle pour le n° 124 d’Allaiter aujourd’hui, en octobre 2020.

Claude Didierjean-Jouveau – On se connaît depuis le début des années 1980. Dès cette époque, vous tranchiez sur l’ensemble des professionnels de santé français par des positions favorables à ce qu’on appellerait aujourd’hui le maternage proximal : allaitement, cododo, portage… D’où vous venaient ces convictions « hétérodoxes » ?

Edwige Antier – Oui, nous nous sommes rencontrées lors de vos journées pour La Leche League, alors que je revenais de mes chers Tropiques. Les yeux pleins de ces images d’enfants joyeux riant au sein de leur mère, portés, bercés…, des images qui contrastaient avec celles des petits métropolitains bâillonnés par la sucette qu’on leur imposait très tôt, pour qu’ils attendent la fatidique heure du biberon et qu’ils surmontent leurs angoisses de dormir seuls…
J’aurais pu, comme tant de confrères, me dire « question de culture », mais j’ai eu la chance de retourner à la maternité Baudelocque où j’avais, jeune interne, fait mes premiers pas auprès des nouveau-nés. J’avais toujours gardé un échange passionné avec Claudine Amiel-Tison, une grande neuropédiatre qui suivait les prématurés sortis de réanimation. Alors qu’en 1980 se répandait une épidémie d’entérite virale ayant emporté deux bébés, et connaissant mon expérience, elle m’a préposée à faire remonter le taux de bébés allaités, pour faire barrière au virus. Elle m’a aussi fait rencontrer le pédiatre américain Berry Brazelton, qui montrait l’importance des compétences des nouveau-nés. Et donc, à peine mon stéthoscope posé sur les bébés français, j’ai aussitôt été confortée dans ce concept d’éducation proximale qui n’est pas une question de « culture », non, mais la réponse indispensable aux besoins universels du petit humain.

J’ai alors écrit Mémoires d’un nouveau-né, un véritable pamphlet que Françoise Dolto m’a fait l’honneur d’introduire par une préface élogieuse. Jacques Pradel m’a reçue à Radio France. Et la parole m’a été donnée pendant 26 ans à France Info et France Inter, pour une émission hebdomadaire dont tant de mères se souviennent aujourd’hui pour le soutien qu’elle leur a apporté.
Je m’impliquai dans l’aide à l’allaitement et créai Solidarilait. C’est dans ce combat que je vous ai rencontrée, chère Claude, et que j’ai admiré l’engagement de LLL, tout en déplorant que notre impériale administration ne lui ouvre pas facilement les portes des maternités et des formations officielles, qui auraient pourtant grand besoin de votre expérience.

L’allaitement maternel, oui, c’est bien, mais chez nous, il ne faut pas que ça dure ! Notre France se veut féministe, mais pour la femme sans l’enfant. C’est ce que j’appelle un « archéo-féminisme ». Il faut avancer vers un « néo-féminisme » qui concilie féminité avec maternité pleine et entière !
Malgré ces résistances, l’allaitement maternel a progressé de près de 25 % depuis 1995. Même si cela reste un taux (sans parler de la durée) bien inférieur à celui de la plupart des pays européens, c’est un progrès. Et je rencontre de plus en plus de mères convaincues et de pères qui partagent le bonheur de voir l’enfant se développer en sécurité affective. C’est le fruit de votre action. Je la suis attentivement dans votre journal, plein d’importants témoignages, mais aussi de références scientifiques !

CDJ – Dans votre livre, vous parlez également de vos engagements politiques, qui ont toujours été au service des enfants. Vous pouvez nous en parler ?

EA – C’est un destin qui n’était pas programmé, mais la force de mes colères devant l’injustice et l’indifférence envers les enfants m’a conduite à mener des combats pour lesquels l’action devenait forcément politique.
Ainsi alors que, jeune pédiatre, j’étais retournée en Nouvelle-Calédonie, je me suis révoltée contre l’organisation du système de santé : un hôpital gratuit vétuste alors que se construisait une clinique de haute technologie. Avec l’inconscience de la jeunesse, j’ai créé un petit parti centriste, le Parti Radical, j’ai été élue et j’ai pu légiférer pour fusionner les deux établissements en un Centre Hospitalier Territorial pour tous.

Quand, après mon enfance et ma jeunesse Outre-Mer, je suis rentrée en métropole, les études de médecine, puis la vie de pédiatre engagée, de mère attentive… ce n’était pas simple. Cette vie où il faut tout concilier est le grand obstacle à la parité, et j’avais alors cessé mes activités politiques. Mais en 2001, on m’a appelée pour les municipales parisiennes. Mes filles terminaient alors leurs études, et j’ai accepté. Conseiller de Paris, puis députée, j’ai pu œuvrer : Assistance Publique, crèches, dépistage de la surdité…
En 2010, j’ai déposé la proposition de loi « visant à abolir les châtiments corporels infligés aux enfants ». Que n’ai-je alors entendu, sur les bancs de l’Assemblée et de la part de ministres, sur la « bonne fessée », véritable « madeleine de Proust » des Français ! Neuf ans de combat pour qu’enfin, l’autorité parentale soit conditionnée à la non-violence éducative !

CDJ – Votre combat contre les violences éducatives ordinaires est-il lui aussi ancré dans vos expériences d’enfant ?

EA – J’avais seulement 4 ans quand je voyais déjà le contraste entre les enfants des paillottes et notre famille. Une grande cour séparait la maison d’ingénieur de mon père et les petites bicoques vietnamiennes. Bravant les interdits pour m’y faufiler, je voyais les bébés allaités, puis bercés dans le hamac relié à la pédale de la machine à coudre Singer, les plus grands piochant les bouchées coupées menu, puis portant les petits sur leur hanche, parfois les hissant sur le dos des buffles dans la rizière.
Mes yeux d’enfant observaient le contraste entre cette éducation naturelle et les méthodes « classiques » de ma mère professeur : priver de dessert si l’on ne finit pas sa soupe, exiger le prix d’excellence, obliger à bien avoir ses rubans assortis à sa robe, fût-ce avec une gifle en cas d’échec, jeter un broc d’eau sur la mise en plis de ma sœur aînée, coupable de rébellion adolescente, confier ma petite sœur à une nurse chinoise, l’ »Assam-bébé », pour la coucher… Le regard des petits du fond de la cour n’était pas le même : joie et rires devant une simple poupée de carton, puis assoupissement contre la grand-mère qui mâchait son bétel.

Quand je reviendrai les soigner, présidente de la commission de la santé en Nouvelle-Calédonie, je retrouverai le maternage proximal : à la veillée, palabres autour du bougna (un plat de Nouvelle-Calédonie), les enfants s’égayant dans la tribu, revenant téter leur mère pour s’endormir tous ensemble dans la pièce unique de la case. Je soignais des enfants dont la famille s’appelait plutôt le clan, dont l’oncle maternel avait un rôle aussi puissant que le père, des familles élargies où l’on ne connaîtrait pas la « garde alternée », mais la tribu.

CDJ – Quels sont vos combats actuels ?

EA – Je suis atterrée par la passivité avec laquelle on considère les enfants qui ont des besoins particuliers. Arpentant les crèches depuis 14 ans, je me bats pour le dépistage précoce des retards de langage, de communication, des troubles neurologiques du développement.
On tarde beaucoup trop à travailler les circuits neuronaux compensateurs, à l’âge pourtant où le cerveau est « plastique ». Comme on ne propose pas de véritables solutions actives, chacun repousse le diagnostic, un temps précieux est perdu pour le potentiel de ces enfants !
Il faut améliorer la formation des parents et du personnel de la petite enfance.
Oui, il reste tant à faire !

Ci-dessus, une photo de moi petite fille à Binh-Dong. Je suis au milieu, avec les rubans blancs, ma petite sœur dans les bras de l’Assam-Bébé, l’aînée entre nous deux.

A propos de l'auteur

Claude Didierjean-Jouveau

Animatrice de La Leche League France, rédactrice en chef de la revue "Allaiter aujourd'hui !" Auteur de plusieurs ouvrages sur l'allaitement, la naissance et le maternage.

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