Un âge naturel pour le sevrage ?
En 1995 est paru aux États-Unis un ouvrage passionnant sur les aspects « bioculturels » de l’allaitement (1). L’une des contributions, écrite par Katherine A. Dettwyler, professeur d’anthropologie à l’Université du Texas, s’intéressait à une question bien précise : à quel âge les petits humains devraient-ils être sevrés (le sevrage étant entendu ici comme la cessation totale des tétées) si l’on se basait uniquement sur des considérations physiologiques ?
Chez les mammifères en général, l’âge du sevrage semble corrélé à plusieurs variables : âge de quadruplement du poids de naissance augmenté de quelques mois (entre 3 et 4 ans pour les humains) ; âge où l’on atteint le tiers de son poids adulte (entre 6 et 7 ans pour les humains) ; durée de la gestation (chez les primates les plus proches des êtres humains, à savoir les chimpanzés et les gorilles, la durée de l’allaitement est égale à plus de six fois la durée de la gestation, soit 4 ans ½ pour les humains) ; âge d’apparition des premières molaires définitives (5 ans ½ à 6 ans pour les humains, qui est aussi l’âge où le système immunitaire arrive à maturation).
Pour l’ontogenèse (ou ontogénie), qui décrit le développement progressif d’un organisme depuis sa conception jusqu’à sa forme mûre, la « phase lactéale » dure environ six ans chez l’être humain (justement jusqu’à l’âge où les dents… « de lait » commencent à tomber).
De toutes ces données, on peut conclure que l’âge « naturel » du sevrage chez les humains se situerait entre 3 et 7 ans.
D’autres chercheurs se sont penchés sur la lactase. Le lactose est un sucre spécifique du lait, et les petits mammifères peuvent le digérer car leur tractus digestif sécrète de la lactase. Des études ont constaté un arrêt de la sécrétion de lactase à environ 5 ans, voire 10 ans, en fonction de la population étudiée. On pourrait donc penser, suivant la durée de la sécrétion de lactase, que la durée d’allaitement « normale » chez les enfants est de 2 à 10 ans, en l’absence d’une persistance de la sécrétion de lactase.
Selon d’autres chercheurs encore (2), la durée moyenne d’allaitement « normale » pour l’espèce humaine serait de 2 ans et 5 mois. Pour arriver à ce résultat, ils ont élaboré un modèle prenant en compte l’alimentation, et notamment la part des protéines animales, qu’ils ont élaboré à partir des données recueillies chez 67 mammifères appartenant à 12 familles. Leur conclusion est qu’une alimentation de type carnivore (comportant plus de 20 % de viande), même si elle comporte beaucoup moins de viande que l’alimentation des « vrais » carnivores, a un impact significatif sur la durée d’allaitement. Cela expliquerait la différence de durée d’allaitement entre nos cousins chimpanzés (dont l’alimentation comporte en moyenne 5 % de protéines animales) et les hommes préhistoriques chasseurs-cueilleurs vivant dans un environnement similaire (20 à 50 % de protéines animales).
On peut dire en tout cas que lorsque l’OMS recommande de poursuivre l’allaitement « jusqu’à 2 ans ou plus », elle ne risque pas d’être contestée sur le plan scientifique ! À chacun(e) de voir ce que le « plus » veut dire pour elle/lui…
(1) Breastfeeding. Biocultural perspectives, sous la direction de KA Dettwyler (Ed. Aldine de Gruyter, 1995).
(2) Psouni E et al., Impact of carnivory on human development and evolution revealed by a new unifying model of weaning in mammals, PloS ONE 2012 ; 7(4) : e32452.
Paru dans le n° 136 d’Allaiter aujourd’hui, juillet 2023