Un bébé allaité à la crèche
Le sujet de l’allaitement des bébés en structure d’accueil (et plus généralement celui de la poursuite de l’allaitement après la reprise du travail de la mère) me questionne depuis bien longtemps.
J’ai moi-même eu deux garçons, maintenant bien grands, qui ont continué à téter alors qu’ils allaient à la crèche. Et en tant qu’animatrice de La Leche League, je suis régulièrement interpellée par des mères qui souhaitent poursuivre l’allaitement de leur bébé accueilli en crèche et se heurtent parfois à des difficultés.
Ces difficultés viennent le plus souvent d’un manque d’information chez le personnel des structures d’accueil petite enfance, qui engendre beaucoup d’inquiétudes et d’incompréhension de part et d’autre.
Ce n’est pas propre à la France. Une enquête, faite en 2019 auprès des responsables de 28 crèches de la zone de Tampa Bay en Floride (États-Unis) [1], a montré que, parmi elles, une seule soutenait franchement les mères allaitantes. Le thème le plus récurrent dans le discours des 27 autres responsables était que les préparations pour nourrissons étaient la norme. Ce thème était décliné en quatre principaux sous-thèmes : le lait humain est potentiellement dangereux, l’allaitement en public met les gens mal à l’aise, « je ne suis pas une experte » et « l’allaitement est le meilleur choix, mais juste en théorie ». Leurs crèches avaient un règlement pour la gestion des biberons adapté aux préparations pour nourrissons, et elles disaient qu’un règlement sur l’allaitement n’était pas nécessaire car il n’y avait aucun bébé allaité dans leur crèche. Ces responsables estimaient que le lait maternel était dangereux et que sa manipulation nécessitait impérativement des précautions spéciales (port de gants entre autres pour le donner au bébé dans certaines crèches), que les biberons de lait maternel devaient être mis à l’écart des biberons de préparation pour nourrissons, ce qui incluait de les réchauffer dans des chauffe-biberons différents (pratiqué dans 27 crèches). Toutes les responsables estimaient être à l’aise avec l’allaitement en public à condition que la mère se couvre de façon à ce que le sein soit invisible, une responsable disant même qu’elle fournirait un châle à la mère pour qu’elle se couvre si elle n’avait pas de vêtements suffisamment couvrants, et toutes veillaient à ce que la mère qui venait allaiter à la crèche le fasse dans un endroit où elle ne pourrait pas être vue par d’autres parents.
Je ne connais pas d’enquête semblable faite auprès de crèches françaises, mais je suppose qu’on aurait le même genre de réponses dans pas mal d’endroits.
J’espère que cet article apportera des informations utiles pour accueillir au mieux un bébé toujours allaité.
Quels sont les avantages à poursuivre l’allaitement au-delà des premiers mois ?
Quand une mère envisage de poursuivre l’allaitement après la reprise du travail, c’est généralement qu’elle en connaît les avantages. Mais quels sont-ils ?
Il y a d’abord les avantages liés au lait maternel. Même deux tétées par jour (le matin, le soir, le week-end, éventuellement la nuit) continuent à apporter des nutriments parfaitement équilibrés, des anticorps, plein de bonnes choses qui ne se trouvent pas dans le lait artificiel. La protection anti-infectieuse apportée par les anticorps est particulièrement importante pour un enfant qui va vivre une partie plus ou moins grande de ses journées en collectivité. Concernant l’impact de l’allaitement sur la santé de l’enfant et de sa mère à court et à long terme, les études se sont multipliées ces vingt dernières années. Beaucoup prennent en compte la durée totale d’allaitement et, presque toujours, elles trouvent un effet « dose-dépendant », c’est-à-dire que plus longtemps on a été allaité (pour l’enfant) ou plus longtemps on a allaité (pour la mère), plus l’impact bénéfique est important [2].
Ensuite, contrairement à ce que l’on croit souvent, c’est moins de fatigue pour la mère. Un allaitement bien installé ne fatigue pas. Et l’on n’a pas à préparer des biberons ou des petits plats « spécial bébé ». Le bébé peut prendre son petit-déjeuner alors qu’on est encore bien au chaud dans son lit…
Et puis, c’est le moment où l’on peut profiter à plein de l’allaitement sans tous les petits soucis qui peuvent survenir dans les 2/3 premiers mois.
Enfin, on atténue beaucoup la souffrance de la séparation chez le bébé et chez la mère. Tous deux savent qu’ils ont toujours ce lien si spécial qui les unit depuis la naissance. À son travail, la mère sent ses seins pleins de lait pour son bébé. Elle sait qu’elle est la seule à pouvoir faire cela pour lui. Toutes les femmes qui ont vécu cette expérience parle de la joie de la « tétée de retrouvailles », qui a lieu bien souvent avant même le retour à la maison, à la crèche ou chez l’assistante maternelle.
Quelles sont les conditions pour réussir ?
Tout d’abord, savoir que c’est possible. C’est très important, et cela peut être aux responsables de structures d’accueil d’informer de cette possibilité la femme qui vient avec son nouveau-né qu’elle allaite.
Évidemment, plus le bébé est âgé, plus c’est facile. De même, c’est plus facile avec un travail à temps partiel, et pas trop de temps de transport. Mais on peut aussi y arriver avec un bébé de 2 mois ½ et un travail à plein temps.
Il n’y a pas besoin de « préparer » le bébé avant. On peut très bien allaiter à plein temps jusqu’au dernier moment. Je sais qu’en disant cela, je vais choquer beaucoup de personnes travaillant en crèche, qui n’imaginent pas « récupérer » un bébé n’ayant jamais bu au biberon. C’est pourtant ce que nous a appris l’expérience de très nombreuses mères depuis bien longtemps : le bébé accepte souvent très mal le biberon tant qu’il n’en voit pas la « nécessité », alors qu’il l’acceptera de la/des personnes qui le gardent.
Bien sûr, certaines mères se sentiront trop angoissées pour ne pas au moins essayer. Et si le bébé accepte le biberon, elles en seront rassurées. Mais rappelons que plus le bébé est petit, plus le risque de « préférence sein/tétine » est grand.
Ajoutons que le biberon n’est pas un passage obligatoire. D’autres façons de donner le lait au bébé existent : gobelet, pipette, SoftCup…
La période d’ »adaptation », qui existe normalement quel que soit le mode de garde choisi, peut être l’occasion pour la/les personnes qui vont garder l’enfant de lui proposer le biberon (ou le gobelet, ou la pipette, ou…), à un moment où la mère n’est pas là, sans attendre qu’il soit trop affamé et trop énervé.
La plupart des bébés s’adapteront sans problème à ce nouveau mode d’alimentation. Pour d’autres, il faudra un peu plus de temps, de patience et de savoir-faire.
Les bébés allaités à la crèche
En général, ce sont des bébés vifs, alertes, débrouillards. Il se peut qu’ils dorment moins que la moyenne. S’ils ont été habitués à un allaitement à la demande, il est possible que, les premiers temps, ils ne suivent pas un horaire alimentaire très régulier, mais ils vont rapidement s’adapter aux horaires de la crèche, même s’ils continuent à téter à la demande quand ils sont avec leur mère.
Beaucoup de bébés allaités s’endorment au sein. Et c’est souvent une inquiétude pour les parents, qui se demandent comment leur bébé va se débrouiller à la crèche. Mais là aussi, l’expérience montre que les bébés s’adaptent et s’endorment sans le sein, même s’ils continuent à le faire quand le sein est là !
Il est important que la mère qui allaite se sente acceptée, qu’on n’accuse pas l’allaitement pour toute difficulté pouvant advenir, qu’elle ne soit pas poussée à sevrer parce que l’enfant est jugé « trop grand » pour téter.
Les trois options
La mère qui souhaite continuer l’allaitement après la reprise du travail a en fait trois options, qui ne s’excluent bien sûr pas l’une l’autre et peuvent tout à fait se cumuler :
– allaiter son bébé quand elle est avec lui,
– l’allaiter aussi sur le lieu d’accueil,
– tirer son lait pour qu’il soit donné au bébé pendant son absence.
Allaiter le bébé quand on est avec lui
Si la mère choisit la première option et uniquement elle, le personnel de la crèche n’aura rien de spécial à faire. Il se peut même qu’il ne sache pas que le bébé prend toujours le sein.
Cela dit, il est sans doute préférable de le savoir, car cela peut avoir une incidence sur la façon dont le bébé va s’alimenter à la crèche.
Certains bébés mangent très peu quand ils sont gardés (que ce soit du lait maternel, du lait artificiel ou des solides), surtout les premiers temps, et « se rattrapent » en tétant beaucoup quand ils sont avec la mère.
D’autres vont boire (et manger, après l’introduction des solides) sans problème à la crèche, mais ne faire pratiquement que téter quand ils sont à la maison.
Tant que ces différentes « sortes » de bébés se développent correctement et sont à l’aise, ce n’est pas un problème.
Et encore une fois, il est important, comme dit plus haut, de ne pas mettre sur le dos de l’allaitement tous les petits problèmes qui peuvent survenir.
Allaiter sur le lieu d’accueil
Si c’est la mère qui amène le bébé à la crèche, elle peut lui donner une « tétée d’au revoir » avant de le laisser. De même, si c’est elle qui va le rechercher, il est fort probable qu’il ait envie de téter dès qu’il la voit. Pour cette « tétée de retrouvailles », nul besoin d’attendre d’être dans la voiture, voire à la maison, cela peut se faire à la crèche.
Si l’enfant est gardé non loin du lieu où l’on travaille, il est même possible d’aller l’allaiter dans la journée. C’est le cas lorsque l’entreprise, l’administration ou l’hôpital dispose d’une crèche pour les enfants du personnel. Ou si la crèche est proche du lieu de travail.
Les personnels de crèche craignent parfois que cela perturbe l’enfant en lui faisant subir plusieurs séparations dans la journée, et que cela risque également de perturber les autres enfants qui ne comprendraient pas pourquoi leurs parents ne viennent pas les voir, eux. Mais l’expérience montre que, dans les endroits où cela se fait, tout se passe bien, les parents sont contents, les enfants aussi, et personne n’a l’air spécialement perturbé.
Donner le lait tiré par la mère
Si la mère souhaite que le bébé ne reçoive que du lait maternel, elle va le tirer et l’apporter à la crèche.
C’est parfois là que les difficultés arrivent. Certaines structures adoptent des règlements très rigides, car il y a comme une peur à manipuler le lait humain. Par exemple, certaines exigent que le lait leur soit apporté congelé, ce qui ne se justifie pas du tout. D’autres vont jeter immédiatement ce qui reste d’un biberon entamé, alors qu’on pourrait le mettre au frigo et le redonner dans la même journée.
Pourtant, toutes les études montrent que le lait humain est un liquide particulièrement résistant à la prolifération bactérienne [3], et qu’il se conserve très bien au réfrigérateur.
Mais avec quoi donner ce lait ? La réponse spontanée chez nous est : au biberon. Or, c’est loin d’être la seule solution, ni peut-être la meilleure. Le biberon risque en effet de provoquer chez le bébé une préférence sein/tétine, qui peut l’amener à « mal » téter au sein et/ou à le refuser. Ce risque est maximal les premières semaines de vie de l’enfant, mais il ne disparaît jamais tout à fait. D’autre part, même s’ils sont peu nombreux, un certain nombre de bébés vont continuer à refuser le biberon à la crèche. Pour ces raisons, il est bon de savoir que le lait peut, comme on l’a dit plus haut, être donné au bébé avec d’autres ustensiles : cuiller, pipette, seringue à médicaments, SoftCup , petit gobelet sans couvercle, biberon muni d’un bec souple (éventuellement sans la valve) à la place d’une tétine, tasse à bec, paille…
Habituées à manier un biberon, les personnes qui gardent l’enfant sont souvent dans un premier temps réticentes à essayer ces autres contenants. Mais généralement, après un temps d’adaptation où pas mal de lait se retrouve sur le bavoir, tout le monde finit par très bien se débrouiller [4].
Si malgré tout l’on veut donner le lait au biberon, on peut essayer la méthode « quasi à l’horizontale » qui déroute moins un bébé habitué à téter au sein [5]
Les personnes qui gardent l’enfant doivent par ailleurs être informées
– que le lait peut avoir des couleurs, des textures, des odeurs… variées, sans que cela soit un problème ;
– que le lait maternel n’étant pas homogénéisé, la crème se sépare du reste, presque transparent ; et que cela ne veut pas dire que le lait a « tourné » : il suffit de l’agiter doucement pour remélanger le tout ;
– que pour le décongeler et le réchauffer, le mieux est de mettre le récipient sous un robinet d’eau froide en ajoutant progressivement de l’eau chaude, ou de le mettre dans un chauffe-biberon thermostat 1 ; qu’il ne faut par contre ni le décongeler ni le réchauffer au micro-ondes, ni le réchauffer directement sur le feu. Certains bébés accepteront sans problème du lait non réchauffé ;
– qu’un biberon entamé et non terminé n’est pas systématiquement à jeter ;
– qu’il est néanmoins préférable de disposer de lait en petites portions (et donc que les parents le fournissent ainsi), ce qui évite de se trouver avec du lait entamé non consommé ;
– que le lait, une fois décongelé, se conserve au réfrigérateur pendant 24 heures, et ne doit pas être recongelé.
L’expérience d’une directrice de crèche
J’aimerais pour finir citer la directrice d’une crèche parisienne qui témoigne dans mon Petit guide de l’allaitement pour la mère qui travaille : « Depuis de nombreuses années, nous avons des mamans qui apportent du lait qu’elles ont tiré. Nous n’avons jamais eu de réticences à donner ce lait tiré. En fait, quand un bébé a besoin d’un lait spécial, ce sont les parents qui l’apportent à la crèche. Alors, pour nous, le lait maternel, c’est un lait “spécial” parmi d’autres ! Par contre, jusqu’à présent, nous n’avons eu qu’une mère qui soit venue allaiter à la crèche dans la journée. Quand la maman de Q. nous en a parlé, nous en avons parlé avec le médecin de la crèche, avec l’équipe, tout le monde était partant. La seule chose qui nous ennuyait, c’était que, d’après la circulaire de la Ville de Parie, il fallait mettre à la disposition de la maman une pièce à part, ce que nous n’avions pas. Finalement, la maman, qui venait tous les midis, s’installait dans un coin tranquille de la salle d’activités, et ça se passait très bien. Au début, l’équipe avait quelques appréhensions : comment le bébé allait vivre cette deuxième séparation quotidienne, comment les autres bébés allaient réagir ? En fait, Q. a vite compris. La venue de sa maman était un repère dans sa journée, un moment privilégié pendant lequel elle se ressourçait ; quant aux autres enfants, ils ont vite pris l’habitude de voir cette maman à ce moment-là, ça faisait partie de leur journée. Nous parlons bien sûr de ces possibilités (donner du lait tiré, venir allaiter en journée) lors de la première visite des parents à la crèche. »
J’espère que cet accueil tout simple et sans histoire sera bientôt la règle dans toutes les crèches de France et de Navarre !
Des textes à connaître
Un certain nombre de textes, officiels ou non, abordent le sujet du bébé allaité en crèche et peuvent aider à élaborer un protocole, si l’on en éprouve le besoin. En voici quelques-uns :
– ANSES (ex-AFSSA), Recommandations d’hygiène pour la préparation et la conservation des biberons, 2005, voir les pages 32 à 36 pour les conditions de recueil, de conservation, de transport et d’utilisation du lait maternel, notamment « dans une structure d’accueil de la petite enfance (crèches, jardins d’enfants…) ».
– Groupe d’étude des marchés de restauration collective et nutrition, Recommandation nutrition ; dans le chapitre « Denrées à utiliser dans l’alimentation des nourrissons et jeunes enfants en crèche ou halte-garderie », il est écrit : « Selon les recommandations de l’ANSES, et en accord avec l’établissement d’accueil, la possibilité peut être offerte à la mère qui le désire d’apporter des biberons de lait maternel, qu’elle aura préalablement recueilli, selon un protocole défini. »
– Ville de Paris, Allaitement maternel à la crèche
– Département des Alpes maritimes, L’accueil d’un enfant allaité
– LLL France, Petit mémo de la conservation du lait à l’intention de la personne qui garde le bébé. En bas de cette page, on peut télécharger L’accueil du bébé allaité. Informations pratiques pour les assistantes maternelles, de Marie-Claire Bounhoure, qui peut être utile pas seulement aux assistantes maternelles.
[1] Schafer EJ et al., « Breast is best, but… » According to childcare administrators, not best for the childcare environment, Breastfeeding Medicine 2021 ; 16(1) : 21-8.
[2] Pour des études sur la composition du lait maternel au-delà des premiers mois et sur l’impact sur la santé de l’enfant et de sa mère, voir mon ouvrage Allaiter plus longtemps, éditions Jouvence, 2017.
[3] Voir les études citées sur la page Conservation du lait, quelques études
[4] On peut voir ici des vidéos de tout petits bébés buvant au gobelet : https://www.lllfrance.org/vous-informer/fonds-documentaire/videos/1430-alimentation-au-doigt-ou-au-gobelet-videos
[5] Voir Le biberon donné quasi à l’horizontale
Cet article a été écrit pour la revue Les Cahiers de la puéricultrice, qui l’a publié un peu modifié dans son numéro de janvier 2023.
L’illustration est un morceau de la première édition de la plaquette des crèches de la Ville de Paris.