Être ou avoir été victime de violences/d’abus, et allaiter

Être ou avoir été victime de violences/d’abus, et allaiter

Article paru dans le n° 126 d’Allaiter aujourd’hui, janvier 2021.

Violences contre les femmes, violences contre les enfants, abus sexuels sur les unes et les autres… depuis quelques années, les bouches s’ouvrent pour dénoncer toutes ces violences, révélant leur ampleur et les énormes dégâts qu’elles engendrent, à court et à long terme.
Mais qu’en est-il de l’allaitement quand on a été enfant ou qu’on est présentement adulte victime de telles violences, en particulier de violences sexuelles ? Est-il « empêché » ? Peut-il être réparateur ?

Avoir été victime de violences sexuelles empêche-t-il d’allaiter ?

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les femmes qui ont subi des abus sexuels, notamment dans l’enfance, souhaitent tout autant allaiter que les autres.
Deux études, faites sur un petit nombre de femmes, avaient même trouvé qu’elles étaient plus susceptibles de vouloir allaiter [1] et de démarrer un allaitement [2].
Dans une étude plus récente et portant sur 6 410 mères avec des enfants âgés de 0 à 12 mois (Survey of Mothers’ Sleep and Fatigue), 25 % d’entre elles avaient subi des abus sexuels dans l’enfance et près d’une sur six (994) avait été violée. Celles-ci avaient un taux d’allaitement exclusif identique à celles qui n’avaient pas subi de viols : 78 % [3].

Allaiter prévient-il la dépression du post-partum ?

On sait que, malheureusement, les femmes qui ont subi des abus sexuels sont plus à risque pour la dépression du post-partum (DPP) et les autres difficultés du post-partum (anxiété, idées noires…).
On sait aussi que les femmes qui allaitent, surtout si elles font un allaitement exclusif, sont moins susceptibles de souffrir de DPP [4].
En prenant en compte à la fois l’allaitement, le passé d’abus sexuels et la DPP, l’étude de Kendall-Tackett et al. a montré que l’allaitement exclusif atténuait les effets négatifs d’une agression sexuelle antérieure : les mères qui allaitaient exclusivement et qui avaient des antécédents d’agression sexuelle étaient plus à risque de dépression que leurs homologues non agressées ; mais ce risque était nettement inférieur à ce qu’il était pour les mères qui donnaient exclusivement le biberon ou faisaient un allaitement mixte (voir le graphique dans l’étude).
Comment l’expliquer ? Pour Kathleen Kendall-Tackett, la réponse réside sans doute dans le fait que l’allaitement réduit la réponse au stress, comme l’a montré la chercheuse Maureen Groer [5]. Or l’on sait que les personnes ayant subi des traumatismes ont souvent une réponse aux situations stressantes trop réactives. Le moindre facteur de stress peut la déclencher. L’allaitement semble contrer cet effet (rôle de l’ocytocine ?).

L’impact sur l’allaitement

Les femmes qui ont subi ou subissent des violences ont donc tout intérêt à allaiter, mais cela n’empêche que cela peut avoir des effets sur leur vécu de l’allaitement.
Même si, selon les études citées précédemment, elles ne sont pas du tout la majorité, certaines ne pourront même pas envisager d’allaiter, et ce choix est à respecter : quand une femme dit que, pour elle, il est impensable d’allaiter, on peut penser qu’elle a peut-être été victime d’abus ou d’agressions sexuelles, mais il est hors de question d’insister et de la pousser dans ses retranchements.
Pour celles qui décident d’allaiter, il peut arriver des sentiments de malaise, de dissociation ou des flashbacks pendant les tétées [6]. Une mère témoigne : « Je pense qu’une partie du problème était que je n’avais pas vraiment de corps. J’étais une tête avec des jambes. Ou avec des pieds. J’étais juste une sorte de tortue ambulante. J’ignorais tout ce qui se passait entre les deux… Je me souviens de l’allaitement. Je me souviens de la frustration. Mais je ne peux pas dire que je me souvienne d’un quelconque sentiment, d’une sensation physique. De toute façon, je n’ai enregistré aucune sensation corporelle. J’étais juste – les seins étaient fonctionnels pour ce moment-là. » Une autre raconte : « À chaque montée de lait, j’avais des réminiscences des abus sexuels dans mon enfance… Chaque fois qu’il prenait le sein, au début, j’avais mal à l’estomac comme si j’étais à nouveau violée. » Une autre encore : « Mes seins étaient généralement la première chose qu’on remarquait chez moi, qu’on commentait et qu’on touchait, souvent sans ma permission. C’est comme si j’avais une sorte de blocage quand j’ai essayé d’allaiter, crise de panique et tout, me souvenant de mes expériences. » [7]
Voici les conseils que donne Kathleen Kendall-Tackett, qui a beaucoup travaillé sur la question : « Si vous rencontrez des difficultés, la première étape consiste à essayer de comprendre ce qui vous met mal à l’aise. Est-ce les tétées nocturnes ? Est-ce parce que votre bébé touche d’autres parties de votre corps pendant qu’il tète ? Est-ce quand il prend le sein ? Est-ce le contact peau à peau intensif ? Est-ce tout cela à la fois ? Le contact physique intense de l’allaitement peut être très inconfortable pour les survivantes de traumatismes en général. Vous pouvez trouver l’allaitement douloureux parce que vos expériences d’abus ont abaissé votre seuil de douleur. La tétée peut également déclencher des flashbacks. Il y a toute une gamme de choses possiblement inconfortables pour vous. Si vous n’êtes pas sûre, essayez de tenir un journal pendant environ une semaine pour voir si vous arrivez à identifier certains déclencheurs spécifiques.
Une fois que vous avez identifié le déclencheur, l’étape suivante consiste à déterminer, si vous le pouvez, comment y faire face. Par exemple, si c’est le contact peau à peau qui vous dérange, pouvez-vous mettre une serviette ou un linge entre vous et le bébé ? Pouvez-vous éviter les tétées qui vous mettent mal à l’aise ? Les tétées nocturnes sont souvent en cause. Seriez-vous par exemple plus à l’aise si vous tiriez votre lait et nourrissiez votre bébé au biberon ? Pouvez-vous tenir la main du bébé pendant la tétée et l’empêcher ainsi de toucher votre corps ? Pouvez-vous vous distraire pendant la tétée en lisant, en regardant la télévision ou votre téléphone ? Beaucoup de mères m’ont dit que ce genre de distraction fonctionnait bien pour elles. Faites des expériences pour découvrir ce qui vous aide.
Et n’oubliez pas qu’un peu d’allaitement vaut mieux que pas d’allaitement du tout. Même si vous devez tirer votre lait et utiliser un biberon, même si vous n’allaitez qu’une fois par jour. Certaines survivantes d’abus constatent qu’elles n’aimeront jamais allaiter, mais elles apprennent à le tolérer suffisamment pour atteindre leurs objectifs. Être capable de tolérer l’allaitement peut être un objectif réaliste pour vous. »

Sans même qu’il soit question d’abus sexuels, toutes les maltraitances subies dans l’enfance peuvent impacter la décision d’allaiter, la durée et le vécu de l’allaitement.
Une méta-analyse qui a analysé toutes les études parues sur le sujet entre 2009 et 2019 [8] est arrivé aux conclusions suivantes : les femmes ayant subi des maltraitances dans l’enfance sont moins susceptibles d’allaiter exclusivement et plus susceptibles d’arrêter d’allaiter précocement ; pour celles qui ont allaité, certaines y ont trouvé une forme de guérison tandis que d’autres ont ressenti que cela pouvait conduire à un nouveau traumatisme.

Violences conjugales

Certaines femmes vont se retrouver enceintes et accoucher alors qu’elles sont victimes de violences conjugales (et l’on sait que c’est loin d’être rare : en France, on estime que cela concerne une femme sur 10…). Dans certains cas, les violences débutent ou redoublent pendant la grossesse.
Qu’en est-il de l’allaitement dans ce contexte ?

Selon plusieurs études [9], les femmes victimes de violences conjugales sont moins susceptibles de vouloir allaiter, de démarrer un allaitement, d’allaiter exclusivement, et plus susceptibles d’arrêter précocement.
Ainsi, une étude récente faite dans 51 pays à faibles revenus et à revenus moyens par des chercheurs de l’Université de Warwick [10] a ​​montré que les mères exposées à la violence domestique (qu’elle soit physique, sexuelle ou émotionnelle) sont 12 % moins susceptibles de commencer à allaiter dans l’heure suivant la naissance, et également 13 % moins susceptibles d’allaiter leur enfant exclusivement au cours des six premiers mois.
Une autre étude, faite en Norvège [11], avait également constaté que les sévices de divers types, subis pendant l’enfance ou à l’âge adulte, étaient corrélés à une prévalence et une durée plus basses d’allaitement, en particulier lorsque les sévices étaient récents et perpétrés par des personnes proches de la femme.

Et qu’en est-il des conséquences sur l’enfant ? Selon une étude faite aux États-Unis [12], l’allaitement pendant les six premières semaines de vie serait un facteur de protection potentiel contre les conséquences délétères pour les bébés des violences subies par la mère pendant la grossesse [13].

Allaitement réparateur

Pour le Dr Olalekan Uthman, l’un des auteurs de l’étude citée en note 10, le moins d’allaitement chez les femmes victimes de violences pourrait venir du fait « qu’une mère qui subit de la violence domestique est plus susceptible d’être déprimée, ou qu’elle peut avoir une confiance en soi et une estime de soi diminuées ».

Mais réussir à allaiter dans ces conditions permet justement d’augmenter la confiance en soi et l’estime de soi !
Dans la méta-analyse de Morns et al. (note 6), les femmes ayant des antécédents de sévices sexuels qui avaient réussi à allaiter estimaient souvent que l’allaitement les avait fait progresser, les avait aidées à surmonter leur traumatisme, leur avait permis de percevoir leur corps d’une façon positive. Leurs seins avaient joué le rôle pour lequel ils étaient biologiquement prévus.
Tous les témoignages vont dans ce sens. Ainsi : « Mon bébé a commencé à ramper vers mes seins. Sa bouche était ouverte et prête, et mon cœur a commencé à accepter l’idée. Elle allait s’accrocher, et aucune partie de mon être ne voulait l’arrêter. Ma douce fille a pris mon sein, m’a regardée profondément dans les yeux et a guéri des blessures qui faisaient partie de moi depuis 29 ans. » (note 7).

 

[1] Benedict MI, Paine L, Paine L, Long-term effects of sexual abuse in childhood on psychosocial functioning in pregnancy and pregnancy outcome, Washington, Department of Health and Human Services National Center on Child Abuse and Neglect, 1994.
[2] Prentice JC, Lu MC, Lange L & Halfon N, The association between reported childhood sexual abuse and breastfeeding initiation, Journal of Human Lactation 2002 ; 18(3) : 219–226.
[3] Kendall-Tackett KA, Cong Z & Hale TW, Depression, sleep quality, and maternal well-being in postpartum women with a history of sexual assault : A comparison of breastfeeding, mixed-feeding, and formula-feeding mothers, Breastfeeding Medicine 2013 ; 8(1) : 16–22.
[4] Voir le n° 124 d’Allaiter aujourd’hui sur « allaitement et difficulté maternelle », juillet 2020.
[5] Groer MW, Davis MW, Hemphill J, Postpartum stress : Current concepts and the possible protective role of breastfeeding, J Obstet Gynecol Neonatal Nurs 2002 ; 31 : 411–417.
[6] Morns MA et al., Women who experience feelings of aversion while breastfeeding : a meta-ethnographic review, Women Birth 2020.
[7] Beaucoup de témoignages et de références bibliographiques (en anglais) dans l’article Breastfeeding with a History of Sexual Abuse : Women Speak.
[8] Doig AC et al., Breastfeeding Among Mothers Who Have Experienced Childhood Maltreatment : A Review, Journal of human lactation 2020 ; 36(4) : 567-567.
[9] Mezzavilla RS, Ferreira MF, Curioni CC, Lindsay AC, Hasselmann MH, Intimate partner violence and breastfeeding practices : a systematic review of observational studies, J Pediatr (Rio J) 2018 ; 94 : 226-37.
[10] Caleyachetty R et al., Maternal exposure to intimate partner violence and breastfeeding practices in 51 low-income and middle-income countries : A population-based cross-sectional study, PLoS Med 2019 ; 16(10) : e1002921.
[11] Sørbø MF et al., Past and recent abuse is associated with early cessation of breastfeeding : results from a large prospective cohort in Norway,  BMJ Open 2015 ; 5 : e009240.
[12] Miller-Graff L et Scheid CR, Breastfeeding continuation at 6 weeks postpartum remediates the negative effects of prenatal intimate partner violence on infant temperament, Development and Psychopathology 2020 ; 32(2) : 503-10.
[13] Study finds breastfeeding may play a protective role for newborns whose mothers experienced prenatal violence.

 

Ressources

 

Illustration : « Femme contemporaine » de Jean-Xavier Renaud.

About The Author

Claude Didierjean-Jouveau

Animatrice de La Leche League France, rédactrice en chef de la revue "Allaiter aujourd'hui !" Auteur de plusieurs ouvrages sur l'allaitement, la naissance et le maternage.

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