Allaitement et difficulté maternelle
Article publié dans le n° 124 d’Allaiter aujourd’hui, juillet 2020.
Il y a quelques mois, le hashtag #MonPostPartum permettait à de nombreuses femmes de témoigner sur les réseaux sociaux autour du fait que les suites de couches ne sont pas toujours un chemin pavé de roses, qu’il peut y avoir du sang et des larmes (1). Ce fut aussi l’occasion de parler de la difficulté maternelle, c’est-à-dire le « devenir mère » difficile que peuvent vivre les femmes après une naissance.
Il ne s’agit pas dans cet article de faire le tour du sujet, d’autres le font très bien (2), mais d’étudier la façon dont l’allaitement peut jouer, dans un sens ou dans l’autre, sur cette difficulté maternelle.
La difficulté maternelle couvre en fait un large spectre, qui va du baby blues, courant (selon les études, il pourrait concerner plus de 40 % des nouvelles mères), passager et généralement bénin (même s’il peut déstabiliser fortement pendant les jours où l’on en souffre), à la dépression du post-partum (selon les études, 15 à 25 % des nouvelles mères pourraient en souffrir, avec anxiété, tristesse, troubles du sommeil, sentiment d’incapacité à être une bonne mère, peurs de faire du mal au bébé…) et jusqu’à la psychose puerpérale, beaucoup plus rare mais gravissime et nécessitant généralement un suivi psychiatrique étroit, voire l’admission dans un service de psychiatrie mère-enfant.
Pourquoi est-on touchée ?
Même s’il est impossible de trouver une seule et même cause à tous les cas de difficulté maternelle, il semble clair, à lire les témoignages (3), qu’un accouchement traumatique ou des suites de couches difficiles (notamment un début d’allaitement chaotique) peuvent faire le lit d’une difficulté maternelle.
Ne pas avoir l’accouchement dont on avait rêvé, voire avoir subi des violences obstétricales, ne pas avoir l’allaitement qu’on espérait… ne peuvent que saper la confiance en sa capacité à être la mère qu’on voudrait être. Si, par ailleurs, on n’a pas un entourage soutenant, ou pire si l’on se sent jugée et critiquée, il n’est guère étonnant qu’on se retrouve en difficulté.
Il semble par ailleurs que les femmes qui ont une histoire personnelle, familiale, conjugale difficile, et les mères de multiples, sont plus à risque que les mères qui n’accouchent que d’un seul enfant dans un contexte plus serein.
Mais l’allaitement en soi a-t-il un rôle à jouer dans le risque de dépression du post-partum (DPP) ?
L’allaitement peut-il être préventif ?
Selon les études dont on dispose, les femmes anxieuses et déprimées pendant la grossesse et en post-partum sont plus nombreuses à introduire rapidement des suppléments et à sevrer précocement. Pour autant, une étude a constaté que les femmes déprimées pendant leur grossesse avaient un score plus bas de dépression à 8 semaines lorsqu’elles allaitaient exclusivement à 4 semaines.
Une étude faite en Norvège sur plus de 4 000 nouvelles mères interrogées sept semaines après l’accouchement (4) a cherché à savoir combien d’entre elles connaissaient des problèmes de sommeil en post-partum et éventuellement de dépression, ainsi qu’à identifier les facteurs de risque. Elle a trouvé 57,7 % de mères souffrant de problèmes de sommeil et 16,5 % de dépression. Quels étaient les facteurs de risque ? Une dépression antérieure, des problèmes de sommeil antérieurs, le fait d’être primipare et… de ne pas allaiter exclusivement.
Dans une autre étude (5), les femmes qui allaitaient à 2 et 4 mois étaient moins susceptibles d’être diagnostiquées comme souffrant de DPP à 4 mois.
Mais pourquoi l’allaitement protègerait-il de la DPP ou en diminuerait-il l’intensité ?
Une cause possible serait que les femmes qui allaitent ont un meilleur sommeil, que ce soit en durée ou en part de sommeil profond (mais si, mais si !) (6).
Une autre explication serait l’ocytocine, dont le taux semble inversement corrélé au score d’anxiété des mères. Et quel merveilleux bain d’ocytocine que la tétée au sein ! Comme le dit la chanteuse américaine Alanis Morissette qui a souffert de DPP après ses trois accouchements, « je compte sur l’ocytocine et sur le fait de savoir qu’il y a une lumière au bout du tunnel » (7).
D’autres hormones pourraient avoir un rôle, notamment la prolactine, l’hormone responsable de la fabrication de lait : une étude a montré qu’une diminution du taux de prolactine est un indicateur précis de la dépression.
Globalement, il semble que ce soit tout le climat hormonal spécifique à la lactation qui contribue par divers mécanismes à un meilleur état psychologique et émotionnel maternel (8).
D’autre part, le fait d’allaiter diminue le stress et les réactions inflammatoires dont on sait maintenant le rôle dans la survenue d’une dépression (9).
Et ajoutons l’effet analgésique de l’allaitement, qui concerne non seulement le bébé mais aussi la mère. Ainsi, dans une étude espagnole (10), les mères ayant subi une césarienne et qui avaient allaité leur bébé pendant au moins deux mois après l’opération avaient trois fois moins de risques de connaître une douleur post-césarienne persistante (qui dure plus de trois mois). Douleur qui affecte une femme césarisée sur cinq et dont on sait qu’elle est un facteur connu de DPP.
L’effet réparateur de l’allaitement
Selon une étude récente (11), un vécu positif de l’alimentation infantile est très important pour le bien-être maternel, tout particulièrement après un accouchement traumatisant. Il n’est pas nécessaire que l’alimentation de l’enfant soit facile et ne pose aucun problème pour que la mère en ait un vécu positif : le fait de surmonter les difficultés peut favoriser l’effet salvateur. L’alimentation infantile constitue une opportunité permettant à la mère de retrouver un sentiment de contrôle, d’autonomie et de confiance en elle après un accouchement traumatisant.
« Réussir » son allaitement malgré les difficultés peut vraiment éviter de tomber dans la dépression. Malheureusement, quand une mère ne va pas bien, l’entourage tant familial que médical va plutôt la pousser à arrêter d’allaiter, au lieu de l’aider à surmonter ces difficultés…
L’allaitement protège le bébé
Une étude de 2004 (12) a trouvé que l’allaitement protège l’enfant des effets néfastes d’une dépression maternelle. Les enfants des mères déprimées allaitantes avaient les mêmes schémas d’activité cérébrale que ceux des mères non déprimées, ce qui n’était pas le cas des bébés de mères déprimées non allaitantes.
Une des raisons avancées est qu’en allaitant, les mères vont plus facilement toucher, bercer, avoir des contacts visuels avec leur bébé. Encore une bonne raison d’encourager les mères déprimées à poursuivre l’allaitement…
RED et autres dysphories
Il est une difficulté maternelle liée à l’allaitement encore peu connue et qu’on confond parfois avec une dépression. Je veux parler du réflexe d’éjection dysphorique (RED) et des autres dysphories liées à l’allaitement.
Le RED se manifeste juste avant le réflexe d’éjection et peut entraîner une sensation de « trou » dans l’estomac, une impression de désespoir, d’angoisse, un sentiment de dépression, l’envie de fuir. Les femmes parlent également de boule dans la gorge, de pensées suicidaires, panique, frustration, agitation, hostilité, agressivité, sentiments paranoïdes…
Les causes n’en sont pas encore bien connues, non plus que le traitement (13).
Comment en sortir
La première chose à faire, c’est sûrement de reconnaître cette difficulté, d’arriver à en parler, notamment avec d’autres personnes qui peuvent comprendre (par exemple le forum de Maman blues), et d’accepter de se faire aider.
En cas de DPP, les antidépresseurs sont généralement le premier traitement auquel on pense. Et longtemps, cela impliquait d’arrêter d’allaiter. Heureusement, depuis maintenant un certain nombre d’années, on sait qu’il est possible d’allaiter tout en prenant certains antidépresseurs (14).
Et d’autres choses peuvent s’avérer utiles : l’exercice physique, la luminothérapie, les oméga-3, le millepertuis… (voir notamment l’ouvrage de Kathleen Kendall-Tackett cité en biblio).
Et comment l’éviter ?
Même si, comme on l’a dit, les causes des difficultés maternelles sont multiples, il en est une qui tient à la situation de la plupart des nouvelles mères dans nos sociétés occidentales : à peine sorties de la maternité (de plus en plus tôt), les voilà soudain seules entre les quatre murs de leur appartement, responsables 24 heures sur 24 du bien-être, voire de la survie, d’un petit être vulnérable qu’elles découvrent à peine et dont personne ne leur a donné le mode d’emploi.
Sans parler du ménage, de la cuisine, de tout ce qu’on attend d’une femme qui, n’est-ce pas, n’a rien d’autre à faire puisqu’elle est « en congé »…
Personnellement, j’ai toujours trouvé cela complètement inhumain. Au contraire, dans les sociétés traditionnelles, la nouvelle mère est entourée, conseillée par les autres femmes, elle n’a rien d’autre à faire que dormir et nourrir son bébé. C’est ce qu’a observé une sociologue française expatriée en Afrique du Sud : « Parmi les femmes noires, quelles que soient leurs origines sociales ou géographiques, le besoin de repos de la jeune mère est pris au sérieux. Un système d’aide se met en place pour que les premiers mois après l’accouchement (la durée est variable selon les familles), la jeune mère n’ait qu’à se reposer et à prendre soin de son bébé. Le plus souvent ce sont d’autres femmes de la famille : les mères, les soeurs, les tantes, les cousines qui se relaient pour soulager la jeune accouchée de toute autre préoccupation que dormir et nourrir son bébé. Les interdictions et les prescriptions venant des cultures traditionnelles permettent aux jeunes mères de se remettre plus sereinement du bouleversement qu’est l’accouchement. » (15)
Sachons donc recréer autour des nouvelles mères ce réseau de soutien et d’entraide. C’est le mieux qu’on puisse faire pour prévenir les difficultés maternelles de tous ordres !
(1) Charlotte Herzog, « #MonPostPartum : un hashtag pour libérer la parole sur l’après-accouchement », Le Monde, 20 février 2020. Voir aussi dans Allaiter aujourd’hui n° 103 (avril 2015) « Ce que vous ne savez peut-être pas sur les jours après la naissance ».
(2) En particulier l’association Maman blues.
(3) Voir l’ouvrage Tremblements de mères.
(4) Dorheim SK et al., Sleep and Depression in Postpartum Women : A Population-Based Study, Sleep 2009 ; 32(7) : 847-855.
(5) Hamdan A, Tamim H, The Relationship Between Postpartum Depression and Breastfeeding, Int J Psychiatry Med 2012 ; 43(3) : 243-59.
(6) Voir le témoignage de Maria ici : https://www.lllfrance.org/vous-informer/votre-allaitement/vie-quotidienne/1454-lendormissement-et-les-nuits-du-bebe-allaite
(7) « Alanis Morissette is Breastfeeding on Our May Cover – and It’s a Tribute to Moms Everywhere ».
(8) Voir « Effets neuroendocrines de la lactation et interactions gènes-environnement », Dossiers de l’allaitement n° 167, août 2020.
(9) Lucie Capuron et Nathalie Castanon, « L’origine inflammatoire de la dépression », Pour la science n° 497, février 2019.
(10) Breastfeeding may protect against chronic pain after Caesarean section, ScienceDaily, juin 2017.
(11) Tello HJ, When motherhood starts with violence : narratives of infant feeding after traumatic or violent birth, J Hum Lact 2019 ; 35(3) : 624.
(12) Jones NA et al., Patterns of Brain Electrical Activity in Infants of Depressed Mothers who Breastfeed and Bottle Feed : The Mediating Role of Infant Temperament, Biological Psychology 2004 ; 67 : 103-124.
(13) Voir sur le site de LLL France : https://www.lllfrance.org/vous-informer/votre-allaitement/situations-particulieres/1702-le-reflexe-dejection-dysphorique
(14) Voir le site du CRAT (lecrat.fr) et le protocole de l’Academy of Breastfeeding Medicine « Utilisation des antidépresseurs chez les mères allaitantes » , en ligne sur le site de LLL France.
(15) « Le post-partum, un tabou à lever ? »
Des livres
• Kathleen Kendall-Tackett, Depression in New Mothers : Causes, Consequences, and Treatment Alternatives, Routledge, 2009. Présente les résultats de différentes études qui expliquent les causes de la dépression postnatale, ce qui peut arriver à la mère et à son enfant si elle n’est pas traitée, et propose des alternatives pour aider la mère à se rétablir.
• Elif Shafak, Lait noir, Phébus, 2009.
• Tremblements de mères, le visage caché de la maternité, association Maman blues, éditions de L’Instant présent, 2010.
• Mademoiselle Caroline, Chute libre – Carnets du gouffre, éditions Delcourt, 2013.
• Jennifer H. Moyer, A Mother’s Climb Out Of Darkness : A Story about Overcoming Postpartum Psychosis, Praeclarus Press, 2014.
• Kathleen Kendall-Tackett, A Breastfeeding-Friendly Approach to Postpartum Depression, Praeclarus Press, 2015.
• Walker Karraa, Transformed by Postpartum Depression : Women’s Stories of Trauma and Growth, Praeclarus Press, 2015.
• Fabienne Sardas, Du bonheur et de la difficulté de devenir mère, Eyrolles, 2016.
Des sites
• Maman blues, site non médical de soutien, d’écoute et de conseils dans le cadre de la difficulté maternelle.
• Afterbirthtrauma a pour vocation de donner des informations sur le stress post-traumatique consécutif à l’accouchement.
• Sur le RED, en anglais : https://d-mer.org
• Un forum « épuisement parental » : www.ilot-familles.com/actions-parentalite/forum-epuisement-parental
Des films de fiction et des documentaires
• L’étranger en moi, film d’Emily Atef, 2008.
• L’autre naissance, documentaire de Chloé Guerber-Cahuzac, 2013.
• Post-partum, film de Delphine Noels sur la psychose puerpérale, 2014.
• Hungry Hearts, film de Saverio Costanzo, 2015.
• The letdown, série australienne de Alison Bell et Sarah Scheller, 2017.
• J’ai mal à ma maternité, documentaire de la réalisatrice belge Marie Betbèze. 2019.
• Une vidéo à propos de la matrescence, le « devenir mère » : www.youtube.com/watch?v=rrJreSghTPc
Un podcast
Post-partum et phobies d’impulsion : https://www.franceinter.fr/emissions/alors-voila/alors-voila-24-fevrier-2020.
Une chanson
Mal de mère, de Lana Desôza, www.youtube.com/watch?v=j2s8tkJ4y94
Un outil d’évaluation
L’échelle de dépression post-partum d’Edimbourg.
Mise à jour 2022
Cette méta-analyse regroupe 36 études ayant étudié les rapports entre allaitement et santé mentale de la mère (symptômes de dépression et d’anxiété post-partum). 29 d’entre elles avaient trouvé que l’allaitement est associé à moins de symptômes de mauvaise santé mentale, une seule avait trouvé qu’il était associé à plus de symptômes. Cinq études avaient montré que les difficultés d’allaitement étaient associées à un risque plus élevé de symptômes de santé mentale négatifs.