Épidémiologie de l’allaitement maternel en France
Article paru dans La Lettre du sénologue n° 89, juillet-août-septembre 2020.
Parler d’épidémiologie de l’allaitement en France, c’est constater à la fois une spécificité (le taux et la durée d’allaitement y sont toujours parmi les plus bas au monde), et une ressemblance (les répartitions sociale et géographique de l’allaitement en France sont assez semblables à ce qu’elles sont dans les autres pays industrialisés).
Un taux de démarrage bas
Les chiffres français de l’allaitement sont tirés de plusieurs sources : le dépouillement des certificats de santé du 8e jour (CS8), les enquêtes périnatales et les deux enquêtes ELFE et EPIPAGE.
En ce qui concerne les CS8, le dernier chiffre fourni par la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) concerne l’année 2017, et il est de 67,6 % au démarrage [1].
La dernière enquête périnatale, qui date de 2016 également, donne un chiffre un peu inférieur (et distingue allaitement exclusif et allaitement mixte, ce que ne font pas les CS8) : « La fréquence de l’allaitement maternel exclusif durant le séjour à la maternité a diminué de manière importante entre 2010 et 2016, de 60,3 % à 52,2 % ; de plus, l’allaitement maternel à la maternité, qu’il soit exclusif ou mixte, a légèrement diminué, de 68,4 % en 2010 à 66,7 % en 2016. »
Dans l’enquête EPIFANE, qui a porté sur 3 500 nourrissons nés entre le 16 janvier et le 5 avril 2012, plus des deux tiers des nourrissons (69,1 %) étaient allaités à la maternité (60,0 % de façon exclusive).
Dans l’enquête ELFE, qui porte sur plus de 18 000 nourrissons nés tout au long de l’année 2011, plus des deux tiers des nourrissons (70,5 %) recevaient du lait maternel à la maternité (59,0 % de façon exclusive, 11,5 % en association avec des préparations pour nourrissons).
On voit donc que, même si les chiffres varient légèrement d’une source à l’autre, on tourne toujours autour d’un taux de démarrage un peu inférieur à 70 %. Rappelons, à titre de comparaison, que le taux à la naissance est de 88,0 % au Luxembourg, de 96,9 % en Lettonie, de 95,5 % en Suisse, de 98,6 % au Portugal [2].
Cela dit, on revient de loin. En 1995, le taux français était de 45,6 %. Depuis cette date, il a lentement mais régulièrement augmenté : 48,8 % en 1997, 50,0 % en 1999, 52,3 % en 2000, 54,5 % en 2001, 56,0 % en 2002, 60,0 % en 2004, 68,0 % en 2008, 67,9 % en 2010.
Comme on le voit, et pour une raison inconnue, il n’a pas progressé depuis 2010 (il a même légèrement régressé entre-temps : 66,0 % en 2013). À moins que les chiffres à venir pour les années postérieures à 2016 ne viennent le démentir, c’est comme si, en France, un plafond empêchait le taux d’allaitement de dépasser les 70 %…
Une répartition géographique inégale
Si l’on regarde les chiffres département par département, on s’aperçoit que la progression s’observe dans presque tous les départementaux. Quelques exemples : entre 1998 et 2016, le taux passe de 41,2 % à 62,0 % dans l’Aude, de 37,7 % à 64,9 % dans l’Aveyron, de 49,4 % à 71,4 % en Haute-Garonne, de 36,5 % à 58,8 % dans la Marne… Certains départements connaissent, à la suite de campagnes de promotion, des hausses spectaculaires. C’est par exemple le cas du Morbihan, où le taux d’allaitement à 8 jours est passé de 27,0 % en 1997 à 46,7 % en 2001 (59,0 % en 2016).
Cependant, ce qui frappe, ce sont les différences d’un département à l’autre, d’une région à l’autre. En simplifiant, on peut dire qu’on allaite plus à l’Est qu’à l’Ouest, et plus au Sud qu’au Nord. C’est ainsi que le taux est de 77,3 % dans le Haut-Rhin contre 52,1 % dans la Manche, de 75,0 % dans les Alpes Maritimes contre 44,6 % dans le Pas-de-Calais.
Il est intéressant de souligner que cette répartition géographique inégale ne date pas d’hier. À la fin du XIXe siècle, on notait déjà un taux d’allaitement plus faible dans le Nord et l’Ouest. L’allaitement artificiel en Normandie semble une pratique ancienne : sur 9 611 enfants nés en 1865 dans le Calvados, un tiers étaient nourris au biberon. De même, l’allaitement artificiel dans les grandes villes industrielles du Nord était une pratique bien connue des contemporains. À Lille, en 1877, seulement 50 % des mères allaitaient [3].
Aujourd’hui, on allaite plus dans les zones urbaines que dans les campagnes. C’est ainsi qu’en 2016, les taux de démarrage étaient de 80,3 % à Paris, 84,6 % en Seine-Saint-Denis, 82,7 % dans le Val-de-Marne, 80,5 % dans le Val-d’Oise. Soit nettement supérieurs à la moyenne nationale.
Combien de temps allaite-t-on ?
Depuis que les certificats de santé du 9e et du 24e mois comportent une question sur l’allaitement et sa durée, on devrait avoir des chiffres pour la durée de l’allaitement. Longtemps, la DREES ne les a pas exploités, tellement ils étaient mal renseignés et peu collectés. Elle a commencé à le faire en 2002 pour les CS9.
En 2002, d’après les CS9, il y avait encore 46,0 % de bébés allaités à 4 semaines (56,0 % à la naissance) et 36,8 % à 8 semaines.
En 2011, les chiffres étaient les suivants : 9,0 % des enfants étaient allaités moins de 6 semaines, 14,4 % de 6 semaines à 3 mois, 15,8 % de 3 à 6 mois, 9,1 % de 6 à 9 mois, 4 % de 9 à 12 mois, et 6,9 % plus de 12 mois.
L’enquête EPIFANE a elle aussi fourni des chiffres : « Parmi les 3 365 enfants inclus dans les analyses, 2 806 ont été suivis jusqu’à 12 mois. À 3 mois, 39 % des enfants étaient encore allaités : 10 % de façon exclusive, 11 % de façon prédominante et 1 % recevant aussi des préparations pour nourrissons (PN) du commerce. À 6 mois, seul un enfant sur quatre était encore allaité et plus de la moitié d’entre eux consommaient des PN en complément. À un an, seuls 9 % des enfants recevaient encore du lait maternel. » [4]
Rappelons que les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé sont d’allaiter exclusivement pendant 6 mois, puis d’introduire des aliments complémentaires de qualité tout en poursuivant l’allaitement jusqu’à l’âge de 2 ans ou au-delà, que le Programme national nutrition santé fait les mêmes recommandations [5] et qu’en Norvège, 80 % des bébés sont toujours allaités à 6 mois et 46 % à 12 mois (National Board of Health Statistics).
« Une pratique socialement différenciée
Je reprends ici le titre d’un article de la chercheuse de l’INRA S. Gojard [6] qui, en 1997, avait fait une enquête dans le Val-de-Marne montrant que l’allaitement n’est pas également répandu dans toutes les catégories sociales.
Ces différences selon la catégorie socioprofessionnelle se retrouvent dans toutes presque les études sur le sujet, que ce soit en France ou dans les autres pays industrialisés [7].
D’autres facteurs influencent l’initiation et la durée de l’allaitement, comme l’âge de la mère, son niveau de diplôme, le fait d’être née hors de France métropolitaine, le fait d’être fumeuse.
L’analyse des CS8 de 2013 [8] notait ainsi que « l’allaitement est plus fréquent parmi les femmes de 30 ans ou plus, diplômées et de catégorie socioprofessionnelle supérieure. Les femmes qui fument allaitent moins souvent, tandis que celles qui ont accouché à domicile ou dans une maternité de type 3 et celles qui ont suivi des séances de préparation à l’accouchement le pratiquent davantage. Les femmes qui allaitent le plus longtemps sont souvent âgées de 30 ans ou plus, sont cadres ou inactives, avec plusieurs enfants au foyer ».
L’enquête EPIFANE le confirme : les femmes allaitent davantage si elles ont un niveau d’études supérieur, si elles sont plus âgées, mariées, si elles n’ont pas fumé pendant la grossesse, ont suivi des cours de préparation à l’accouchement, ont eu un contact peau à peau avec leur bébé dans l’heure suivant l’accouchement, et surtout si leur conjoint a une perception positive de la femme qui allaite.
Quant à l’enquête ELFE, elle constate que « la durée totale d’allaitement était plus courte chez les mères âgées de moins de 30 ans, vivant seules, ayant un faible niveau d’études ou ayant repris le travail moins de 10 semaines après l’accouchement. En revanche, l’allaitement était plus long chez les mères cadres (par rapport aux mères employées), en congé parental (par rapport à celles qui avaient un emploi) ainsi que chez celles ayant suivi des séances de préparation à la naissance » [9].
Une autre étude faite sur la cohorte ELFE [10] conclut que les femmes qui avaient elles-mêmes été nourries au sein étaient plus susceptibles de démarrer et de poursuivre un allaitement. Avoir allaité le(s) enfant(s) précédents augmentait également la probabilité de démarrer un allaitement et la durée de ce dernier.
Je voudrais, pour conclure, dire un mot de cet apparent paradoxe : ce sont les femmes les plus diplômées et les plus aisées qui allaitent le plus et le plus longtemps, alors qu’on pourrait penser que ce ne sont pas elles qui en ont le plus besoin économiquement.
L’explication qui vient d’abord est que ce sont elles qui ont un meilleur accès à l’information (sur les avantages de l’allaitement pour la santé et pour la relation) et au soutien (notamment par les associations d’aide à l’allaitement).
Mais l’enquête faite par l’anthropologue et médecin de santé publique B. Tillard dans un quartier défavorisé de Lille [11], montre que les raisons du non-allaitement dans ces milieux sont plus profondes : pour les femmes qu’elle a rencontrées, la « gratuité » du lait maternel n’est pas un argument pour allaiter, bien au contraire. Perçu comme un « mode d’alimentation incertain » (notamment en raison du manque de tradition familiale), l’allaitement empêche aussi de « préparer l’événement » par « l’achat d’objets appropriés : pas de biberon, pas de stérilisateur, pas de chauffe-biberon… ». N’entrant pas « dans la dimension consumériste de la grossesse », l’allaitement est mal perçu par ces familles qui souhaitent « le mieux » pour leurs petits, même au prix de sacrifices financiers.
Une politique de promotion de l’allaitement maternel, si elle devait voir le jour chez nous, devrait prendre en compte tous ces paramètres.
[1] https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dd52_sources_et_methodes-cs8.pdf (pages 115 à 117).
[2] En Europe, seules l’Irlande et Chypre font moins bien que la France. V. European perinatal health report, https://www.europeristat.com/images/doc/EPHR2010_w_disclaimer.pdf, 2010, p. 106.
[3] Voir l’article de Catherine Rollet, Allaitement, mise en nourrice et mortalité infantile en France à la fin du XIXe siècle, Population 1978 : 6.
[4] Durée de l’allaitement maternel en France (EPIFANE 2012-2013), http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2014/27/2014_27_2.html, 2014.
[5] Allaitement maternel, les bénéfices pour la santé de l’enfant et de sa mère, https://www.mangerbouger.fr/pro/IMG/pdf/SyntheseAllaitement.pdf, 2005.
[6] Séverine Gojard, L’allaitement ; une pratique socialement différenciée, Recherches et prévisions 1998 ; 53 : 23-34.
[7] Voir par exemple : Branger B et al., Facteurs influençant la durée de l’allaitement maternel chez 150 femmes, Arch Pédiatr 1998 ; 5(5) : 489-96 ; Crost M et Kaminski M, L’allaitement maternel à la maternité en France en 1995. Enquête nationale périnatale, Arch Pédiatr 1998 ; 5(12) : 1316-26 ; Scott JA, Factors associated with the initiation and duration of breastfeeding : a review of the literature, Breastfeeding Review 1999 ; 7(1) : 5-16.
[8] DRESS, https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er958.pdf
[9] Durée de l’allaitement en France selon les caractéristiques des parents et de la naissance. Résultats de l’étude longitudinale française ELFE, 2011, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01203828/document, 2015.
[10] Wagner S et al., Breastfeeding initiation and duration in France : The importance of intergenerational and previous maternal breastfeeding experiences, Midwifery 2019 ; 69: 67-75.
[11] Bernadette Tillard, Ce qu’il en coûte de nourrir…, in Bonnet D (dir), Allaitements en marge, Paris : L’Harmattan, 2002.