Allaitement, cododo, sexualité féminine, vie de couple
Article paru dans le n° 122 de Allaiter aujourd’hui, janvier 2020.
L’allaitement (et le « maternage proximal » qui va souvent avec) est régulièrement accusé de « tuer le couple ». Soit parce qu’il exclurait le père d’un supposé « couple mère-enfant » fusionnel, soit parce que la mère s’y investirait tellement que, polarisée sur son enfant et ses besoins, elle finirait par ignorer son partenaire.
Voilà bien longtemps que sexualité et allaitement ne semblent pas faire bon ménage. Ainsi, l’on croyait autrefois que des relations sexuelles trop fréquentes (et même pas si fréquentes que ça…) risquaient, en « échauffant » la femme, de « troubler » le lait, de le gâter, et donc d’empoisonner l’enfant… On croyait également que si la mère se retrouvait enceinte, elle devait impérativement sevrer immédiatement l’enfant toujours allaité ; sinon, elle risquait de le rendre malade ou de compromettre le développement du fœtus.
Pour toutes ces raisons, les mères, tant qu’elles allaitaient (et c’était également vrai pour les nourrices) étaient interdites de relations sexuelles. Cette interdiction était d’ailleurs une « bonne » raison de mettre l’enfant en nourrice : la femme, n’allaitant pas ou plus, redevenait ainsi apte au « devoir conjugal ». J’en veux pour preuve cet extrait du Dictionnaire des cas de conscience d’un certain Fromageau (18e siècle) : « Jeanne ayant eu un premier enfant de son mari, a voulu le nourrir elle-même ; mais comme son mari veut exiger d’elle le devoir conjugal, elle demande si elle est obligée de le lui rendre pendant tout le temps qu’elle allaite son enfant, ou si elle peut sans péché le lui refuser ? » Réponse : « La femme doit, si elle peut, mettre son enfant en nourrice, afin de pourvoir à l’infirmité de son mari en lui rendant le devoir, de peur qu’il ne tombe en quelque péché contraire à la pureté conjugale. » Autrement dit, on expédiait le bébé en nourrice de peur que le mari, allant voir ailleurs, ne tombe dans le péché d’adultère !
De nos jours, le problème s’est déplacé. Il ne s’agit plus de dire que la mère allaitante ne doit pas avoir de relations sexuelles, mais plutôt de déplorer qu’elle n’en ait pas assez envie… Et là aussi, c’est l’allaitement et l’enfant qui en font les frais : on ne l’envoie plus en nourrice, mais on pousse la mère à arrêter de l’allaiter afin de retrouver une vie de couple satisfaisante.
Et si, malgré tout, elle n’a toujours pas vraiment envie, pourquoi ne pas la forcer un peu ? Un auteur comme Aldo Naouri peut ainsi écrire : « Ce n’est pas faire insulte à une femme que de lui dire, au besoin en insistant, l’envie que l’on a d’elle. Ce n’est pas non plus lui faire insulte que de la convaincre de se prêter à l’accouplement quand on la sait, de surcroit, parfaitement capable d’en recueillir pour elle-même un certain plaisir. C’est, en revanche, un mauvais service à se rendre et à lui rendre que d’attendre qu’elle éprouve un désir suffisant pour demander elle-même une union dont elle risque de n’avoir pas de sitôt la moindre envie, tant elle est comblée dans son corps par ce que lui apporte son enfant. C’est l’encourager à surinvestir la seule dimension de la maternité qui l’enfermera comme le ferait une forteresse. C’est renoncer à la logique du coït qui structure la fonction paternelle et en promeut l’exercice […] Les rapports sexuels pourront être repris dès lors que la femme aura recouvré son intégrité physique et pourra accéder sans douleur excessive à la demande de son partenaire (sic). » [1]
Seins nourriciers et seins érotiques
Dans nos sociétés, le problème se complique de l’érotisation des seins. Alors que, dans les sociétés traditionnelles, une très petite minorité d’entre elles attribuaient un rôle érotique aux seins, on peut dire qu’en Occident, ce rôle est hypertrophié (dans tous les sens du terme) depuis un bon bout de temps. D’où la crainte que l’allaitement abîme les seins, l’idée que leur usage appartient au partenaire, qu’ils ne peuvent pas être en même temps sexuels et allaitants.
Tout cela amène aux déclarations bien connues d’un Marcel Rufo : « Un sein qui allaite n’est pas un sein sexué. Lorsque la maman recommence à avoir des relations sexuelles – et le plus tôt est le mieux – elle ne peut pas allaiter et se faire caresser un sein : ça ne se partage pas un sein. » [2]
L’économie du couple
Alors oui, dans les premiers temps après l’accouchement, les femmes n’ont généralement pas très envie de relations sexuelles, qu’elles allaitent ou pas. L’accouchement a pu être traumatique, l’épisiotomie peut encore faire mal, la lubrification être moins abondante pour des raisons hormonales… toutes choses qui n’incitent guère à un rapport avec pénétration.
Oui, la grossesse, l’accouchement et l’allaitement sont synonymes de bouleversements hormonaux qui peuvent influer sur la vie sexuelle. Et cela ne concerne pas que les femmes : après une naissance, le taux de testostérone baisse chez les hommes, les rendant plus « féminins » !
Oui, après la naissance d’un enfant, la vie ne sera jamais plus comme avant, l’économie du couple est nécessairement modifiée. Mais là encore, ce n’est pas tant l’allaitement en soi qui change les choses que les besoins du bébé et la façon d’y répondre. Et la fatigue si répandue des premières semaines.
Toutes les interrogations, les craintes que peuvent avoir les deux parents sont normales, mais s’ils n’en parlent pas ensemble, ils peuvent vite s’enliser dans des reproches non formulés et mettre en péril l’équilibre de leur couple. Et s’ils n’en parlent pas à d’autres couples, ensemble ou chacun séparément, à des ami·e·s, ils risquent de croire que cela n’arrive qu’à eux. Alors que s’ils en parlaient, ils se rendraient compte que cette période où la mère est « toute à son bébé », comblée par lui, et n’a pas la tête aux câlins avec son partenaire, cette période est normale, qu’elle concerne la plupart des nouveaux parents, et… qu’elle n’a qu’un temps.
D’où l’intérêt de groupes comme le groupe Facebook P.A.P.’s.
À noter que plusieurs études ont constaté que, dans l’ensemble, les femmes qui allaitaient reprenaient plus rapidement une activité sexuelle après la naissance que celles qui donnaient le biberon ! Dans une étude sur 1 000 mères new-yorkaises, 30 % disaient que les relations sexuelles avec leur partenaire s’étaient améliorées avec l’allaitement, et seulement 2,5 % faisaient état d’une dégradation (et ces 2,5 % étaient toutes des femmes avec des difficultés sexuelles préexistantes) [3]. Comme quoi…
Et le cododo ?
Qui dit allaitement dit bien souvent sommeil partagé, sous une forme ou sous une autre.
Or le fait de partager le sommeil de son bébé s’attire, tout autant que l’allaitement, les foudres des « protecteurs du couple ». Ainsi, la psychanalyste Claude Halmos, catastrophée par le nouveau carnet de santé qui recommande de faire dormir le bébé dans la chambre parentale les six premiers mois, s’alarme : « Dans la chambre de ses parents, [le bébé] n’est pas à sa place et les empêche d’avoir une vie de couple. » [4].
Car chez nous, on fait toujours l’équation « lieu du sommeil = lieu de la sexualité ». Cette équation n’est pourtant pas si automatique que cela. Si l’on rentre un peu dans l’intimité des familles, on s’aperçoit qu’il y a plus de couples qu’on ne croit qui font lit à part, voire chambre à part, sans que cela soit nécessairement le signe d’un froid dans le couple (ce peut être simplement parce que l’un des conjoints ronfle trop fort et empêche l’autre de dormir !). Et inversement, ce n’est pas parce que les parents dorment ensemble qu’ils ne peuvent avoir des relations sexuelles que dans le lit conjugal.
Il n’y a pourtant pas besoin de beaucoup d’imagination pour se rendre compte que ce n’est pas parce que l’enfant dort tout ou partie de la nuit dans la chambre des parents que ces derniers ne peuvent pas avoir d’intimité (celle-ci ne se limitant d’ailleurs pas aux relations sexuelles). Certains parents témoignent même que cela a stimulé leur créativité érotique (une mère expliquait ainsi pratiquer le « camping sex » dans son salon !)… sans aller nécessairement jusqu’à ce qui se fait chez certains Indiens d’Amazonie, où les parents gagnent la forêt toute proche quand ils veulent faire l’amour hors de la présence des enfants !
Les Suédoises se cassent moins la tête. Selon une étude du magazine Mama qui a interrogé 663 jeunes mamans, la moitié d’entre elles continuent de faire l’amour une à deux fois par semaine avec leur partenaire, et un tiers disent le faire pendant que leur bébé dort dans leur lit.
L’allaitement, dimension de la sexualité féminine
Et si, à l’instar de la Québécoise Danièle Starenkyj, on considérait l’allaitement comme l’une des « cinq dimensions de la sexualité féminine » (Orion éditeur, 1980) ? C’est bien ce que suggèrent certains témoignages.
La sexualité féminine ne se réduit pas à la relation sexuelle, contrairement à la sexualité masculine. Elle englobe le cycle ovarien, la grossesse, l’accouchement et l’allaitement. Quand elle est enceinte, quand elle accouche, quand elle allaite, une femme se sent pleinement femme, en pleine possession de sa puissance féminine.
Comme l’écrit Flore, « cette naissance-là, magnifique, accompagnée dans le respect de mes compétences de femme, m’a emplie d’une plénitude extraordinaire, et permis d’expérimenter pleinement la puissance féminine. C’est dans cette expérience-là que j’ai pu prendre la mesure de la sexualité féminine, accomplir pleinement toutes ses dimensions. Mon désir de femme habite désormais un corps capable de donner naissance et de nourrir un enfant, et c’est de cette puissance-là qu’il se nourrit, et peut s’épanouir ».
Serait-ce ce qui fait si peur à certains ?
[1] Dans L’Enfant bien portant, Odile Jacob, dernière édition 2010.
[2] L’Express, 9 octobre 2003.
[3] Voir l’intervention de Ross Escott, Vie de couple et allaitement dans une culture de biberons, à la 7e Journée internationale de l’allaitement, le 14 mars 2008.
[4] Chronique sur France Info, Les préconisations problématiques du nouveau carnet de santé, 31 mars 2018.
Aldo Naouri n’est pas le seul à dire que la femme devrait se forcer… Extraits de L’après-accouchement : ce qui vous attend vraiment, de Catherine Sandner :