Allaiter des années
Ma préface à l’ouvrage de Marie Australe Les années de lait (éditions L’Instant présent, 2009).
Il y a plusieurs années, j’assistai à une conférence donnée par Ted Greiner, un grand défenseur de l’allaitement [1]. Il y montra une carte postale qu’il avait rapportée d’un voyage au Lesotho, et demanda si quelqu’un devinait quelle était la légende imprimée au dos. On y voyait une femme assise par terre, dans un endroit qui pouvait ressembler à un marché. À côté d’elle, une petite fille en uniforme scolaire, âgée de 4 ou 5 ans, était à genoux en train de téter. Bien sûr, personne ne devina la légende, qui était… « femme en train de tresser un panier » (woman weaving a basket). L’allaitement en public de grands enfants étant là-bas quelque chose de banal, il n’y avait vraiment aucune raison de le mentionner sur la carte…
Un autre grand défenseur de l’allaitement, le Dr Jack Newman, dit qu’on ne devrait pas parler d’allaitement « long » ou « prolongé », mais d’allaitement « de durée normale », par opposition aux allaitements « raccourcis » [2].
Mais qu’est-ce qu’une « durée normale » en matière d’allaitement ?
Les recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé, reprises depuis 2005 par le PNNS (Plan National Nutrition Santé) du ministère français de la Santé [3], sont de 6 mois d’allaitement maternel exclusif, puis introduction d’aliments complémentaires avec poursuite de l’allaitement jusqu’à 2 ans ou davantage. « Ou davantage », mais davantage de combien ?
L’anthropologue américaine Katherine A. Dettwyler a quant à elle cherché à savoir s’il y avait un âge « naturel » pour le sevrage chez les humains. Chez les mammifères en général, celui-ci semble pouvoir être corrélé à plusieurs variables : âge de quadruplement du poids de naissance augmenté de quelques mois (soit entre 3 et 4 ans pour les humains) ; âge où l’on atteint le tiers de son poids adulte (entre 6 et 7 ans pour les humains) ; durée de la gestation (chez les primates les plus proches de l’Homme, à savoir les chimpanzés et les gorilles, la durée de l’allaitement est égale à plus de six fois la durée de la gestation) ; âge d’apparition des premières molaires définitives (5,5 à 6 ans pour les humains, qui est aussi l’âge où le système immunitaire arrive à maturation). De toutes ces données, elle tirait la conclusion que l’âge « naturel » du sevrage chez les humains se situerait entre 2,5 et 6 ans [4].
Il n’empêche que, dans notre société, allaiter plus de quelques mois est hors norme et choque facilement. Moi-même, je me souviens de la première réunion de La Leche League à laquelle j’ai assisté. J’étais alors enceinte de mon deuxième enfant, et avais allaité le premier un an et demi. J’y ai vu une petite fille qui devait avoir environ 2 ans venir téter sa mère, avant de repartir jouer dans la pièce à côté. Et j’ai trouvé cela un peu limite… avant d’allaiter moi-même bien au-delà mes deuxième et troisième enfants.
J’en ai tiré une sorte de règle (qui, comme toutes les règles, comporte des exceptions) : on est généralement choqué, ou tout du moins interpellé, par un allaitement qui dure plus longtemps que ce qu’on a fait soi-même. Je dois dire que je ne suis moi-même pas complètement à l’aise devant des enfants de 6 ou 7 ans qui tètent toujours…
Je trouve d’autant plus importante la parution du livre-témoignage de Marie Australe.
Un livre qui raconte non seulement les débuts, avec leurs éventuelles difficultés, mais aussi l’allaitement au fil du temps, avec ce qui peut se passer quand il se prolonge au-delà des premiers mois : l’allaitement et le travail, l’allaitement pendant la grossesse, le co-allaitement.
Un livre qui parle des joies, mais aussi des doutes, des interrogations. Quid par exemple de l’allaitement des « grands » en public ? Comment gérer le regard souvent peu amène des autres ? Comment n’être ni dans la clandestinité ni dans la provocation ? Un sevrage « naturel », ça veut dire quoi exactement ?
Un livre qui, plus que des avantages santé (de toute façon, à ma connaissance, il n’existe pratiquement pas d’études sur les bienfaits de l’allaitement au-delà de deux ou trois ans), parle de vécu et du lien mère/enfant.
C’est sur ce lien tissé par l’allaitement qu’insiste Marie, et aussi sur sa crainte de le voir se rompre avec la fin des tétées. Mais je crois pouvoir la rassurer : le lien est solide, et il perdurera, sous d’autres formes, avec d’autres outils, après la fin de l’allaitement.
Comme l’écrivait Ashley Montagu dans La Peau et le toucher : « Ce qu’établit la relation d’allaitement forme l’assise pour développer toutes les relations sociales de l’homme. »
Le « lien du lait », surtout quand il a duré assez longtemps, c’est pour la vie !
[1] https://www.facebook.com/tedgreiner
[2] Voir son ouvrage L’allaitement, comprendre et réussir, éditions J. Newman Communications, 2006. Et son intervention à la Journée internationale de l’allaitement 2005, Allaiter un bambin.
[3] Allaitement maternel. Les bénéfices pour la santé de l’enfant et de sa mère.
[4] “A time to wean : The hominid blueprint for the natural age of weaning in modern human populations”, in Breastfeeding. Biocultural perspectives, Ed. Aldine de Gruyter, 1995.
Illustration : détail de « Ma nourrice et moi », de Frida Kahlo