Suzanne Colson : l’allaitement instinctif
Voici l’interview que j’ai faite de Suzanne Colson en juin dernier pour le hors-série de Grandir autrement sur l’allaitement.
Suzanne est sage-femme, docteur en lactation humaine et chercheuse. Son approche de l’allaitement maternel, décrit dans son ouvrage Biological Nurturing : Instinctual Breastfeeding (Pinter & Martin Ltd, 2019) (le BN), met en lumière le savoir inné des mères. La nouvelle édition, retravaillée et complétée, est sortie en France en mars 2021 sous le titre L’allaitement instinctif. Biological nurturing. Suzanne a formé et continue à former au BN de nombreux professionnels.
Grandir autrement – Pendant longtemps, tu refusais toutes les traductions françaises de « Biological Nurturing », car aucune ne te semblait satisfaisante. Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment définirais-tu le BN en quelques mots… français ?
Suzanne Colson – J’ai mis le temps, mais je crois que j’ai enfin trouvé ! Pour les mères, je parle maintenant de l’allaitement instinctif. Et pour les professionnels de santé, je parle d’une méthode d’observation des comportements d’allaitement maternel. Une façon d’apprendre à observer les comportements, aussi bien de la mère que du bébé, pendant l’accompagnement.
GA – Méthode d’observation ? Cela veut dire qu’il n’y a aucune intervention ?
SC – Tout dépend si la femme est en difficulté ou pas. Si j’arrive chez une mère et qu’elle me dit qu’elle m’attendait pour mettre son bébé au sein mais qu’elle n’a aucun problème, je vais juste l’encourager à garder le bébé « à la bonne adresse », c’est-à-dire au sein et pas dans le berceau. « À la bonne adresse », ce n’est pas sous le cou, pas loin sur le ventre, pas entre les seins, mais absolument sur le sein. Et alors, ou bien le bébé dort joue contre le sein, ou bien il tète activement.
GA – Comment en es-tu arrivée à ce concept de BN, à cette méthode d’observation ?
SC – J’ai moi-même allaité dans les années 1970, et à l’époque, on ne m’a pas « enseigné » comment faire. Et puis, dans les années 1980, on a commencé à montrer aux femmes comment mettre le bébé au sein, à édicter des règles. Pendant mes études de sage-femme en Angleterre, j’ai vu comment on enseignait les positions d’allaitement, et je me suis dit que jamais je n’aurais réussi à allaiter comme ça ! Ces fameuses positions étaient inconfortables ! Une fois diplômée, j’ai abandonné cet enseignement. Je visais plutôt le confort de la mère.
GA – Pourquoi, selon toi, ces positions sont-elles antiphysiologiques ?
SC – Dans ces trois positions (madone, madone inversée, ballon de rugby), la mère est assise et le bébé est « en transverse », perpendiculaire à son corps. Or on sait que si, vers la fin de la grossesse, le fœtus est en transverse, ce n’est pas du tout de bon augure pour l’accouchement. Donc dans toutes ces positions d’allaitement « en transverse », on force les nouveau-nés à être dans une position qui, la veille encore, était considérée comme anormale, problématique ! Pas étonnant que beaucoup de bébés n’arrivent pas à prendre le sein. En fait, je pense que tout ce qu’on a dit sur la prise « correcte » du sein correspond plutôt à des bébés en difficulté, en position anormale en fin de grossesse.
GA – En quoi le BN est-il différent ?
SC – Le BN est basé sur la continuité entre la vie intra-utérine et la vie extra-utérine. Il s’agit d’observer la position que le bébé prend naturellement, sans ce forcing de le mettre en transverse. Quand la mère se met juste un peu inclinée en arrière, son corps calé confortablement contre le dos du sofa, elle ouvre son torse, et le bébé a plus de place. Ce degré d’inclinaison optimise le contact des yeux entre elle et son bébé, qui reprend souvent spontanément la position qu’il avait dans le ventre grâce à ses réflexes archaïques. Ajoutons que le corps de la mère a lui aussi le souvenir de la position du bébé dans son ventre.
Si le bébé a du mal à prendre le sein, la maman va aider. Spontanéité, complicité et réciprocité sont les mots d’ordre. C’est ça, l’allaitement instinctif.
GA – Quelles sont pour toi les conditions pour que s’exprime cet « instinct d’allaitement » ?
SC – Déjà, il faut arrêter de penser que les professionnels doivent montrer aux mères comment allaiter, car, de cette façon, on étouffe tous les instincts. Cela peut aussi engendrer un sentiment d’incompétence chez la mère. Nous avons hyper-médicalisé l’allaitement maternel. Aujourd’hui, les mères ont besoin de se réapproprier leur allaitement. C’est souvent à elles d’initier cette danse innée mère-bébé.
Si l’on voit la mère en post-partum et que le bébé est dans son berceau, on va l’encourager à prendre son bébé pour qu’il soit « à la bonne adresse ».
Souvent, les mères disent : « Je ne savais pas que c’était permis. » On a tellement l’idée que la place du bébé, c’est dans son berceau, pas sur le corps de la mère… « Mais il dort », dit la mère. « Vous savez, au départ, la plupart des bébés prennent le sein quand ils dorment ; regardez votre bébé, ses yeux bougent sous les paupières fermées, c’est vraiment un état parfait pour téter ! »
On veille à ce que le bébé soit placé en contact ventral continu avec le corps de sa mère. On ne va pas lui dire de se mettre en « position transat », car la plupart ne trouvent pas cela naturel au départ. On va plutôt veiller à son confort.
GA – En peau à peau ?
SC – Pas forcément. On ne va pas réveiller le bébé en le déshabillant, et les femmes n’ont pas forcément envie de passer des heures à demi-nues ! Maman et bébé peuvent tous les deux être légèrement habillés.
On croit souvent qu’il suffit de faire du peau à peau pour que tout se passe bien. C’est faux : si la femme est en position verticale et le bébé en transverse, la gravité n’aide pas ; l’accordage des positions peut devenir difficile même si tous les deux sont nus !
Je pense que le contact peau à peau peut être un moment délicieux pour maman et bébé, et je suggère que toutes les mères l’essaient, surtout dans les premières heures après l’accouchement. Mais si la maman est gênée par la nudité, ou que ça manque d’intimité, la pulsatilité de l’ocytocine peut vite diminuer. Il est très possible que la maman préfère se rhabiller.
GA – Qu’est-ce qu’on peut dire à une femme enceinte ?
SC – Je dis souvent : « Vous avez déjà des comportements instinctifs de maternage, vous connaissez votre bébé, vous “voilez” votre ventre souvent, ce qui lui fait des caresses. Le garder à la bonne adresse (au lieu de le mettre dans un berceau) pendant les premières 24 heures vous aide à établir la relation. Vous apprenez à le connaître, mieux et plus tôt, vous prenez confiance en vous plus vite. Au départ, et surtout les premiers jours, l’allaitement maternel promeut le maternage. Il est très possible que vous retrouviez ces mêmes gestes de “voilage” et d’autres, pour aider le bébé à trouver le sein. C’est le maternage et la vidange fréquente du sein qui fait monter le lait. L’allaitement maternel est au-delà d’une méthode d’alimentation, contrairement au biberon.
De plus, les bébés nés à terme et en bonne santé arrivent au monde bien nourris. En gardant le bébé “à la bonne adresse” pendant 48 heures, voire 3 jours, quand il y a encore peu de lait, vous l’aidez à gérer le flux. Endormi au sein, il peut sucer, déglutir, et vider le sein, à plusieurs reprises sur une période de trois à quatre heures. »
Tout ça se fait en douceur, sans avoir à attendre les « signes précoces d’éveil ». Il faudrait bannir cette expression de nos pratiques : les mères n’ont pas à attendre, à passer leur temps à guetter. Elles peuvent être proactives !
D’autant que les nouveau-nés « transitionnent » très vite d’un état à l’autre : si bébé est déjà sur le sein, sa maman va pouvoir l’aider aussitôt, sans qu’il passe par l’état de pleurs.
Quand le bébé est « à la bonne adresse », il y a une sorte d’apprentissage par le contact corps à corps : le corps de la mère enseigne au bébé comment téter, et il apprend du bébé comment allaiter. Cet échange ne peut pas s’enseigner verbalement, c’est tacite, c’est inné.
Donc faisons en sorte que l’instinct d’allaitement ne soit plus étouffé et que toutes les mères puissent être des mères-veilleuses !
Voir aussi l’interview de Suzanne dans le n° 6 d’Obstetrica, 2020.