Quand on ne voulait pas allaiter… et qu’on l’a fait
Un numéro d’Allaiter aujourd’hui de 1993 consacré aux « obstacles culturels à l’allaitement » donnait quelques-unes des raisons pour lesquelles les femmes ne veulent pas allaiter : j’ai toujours vu des bébés au biberon ! je ne veux pas de seins qui pendent ! je veux rester libre ! je n’oserai jamais allaiter en public ! etc. [1]
Vingt-cinq ans plus tard, on retrouve les mêmes raisons de ne pas choisir d’allaiter.
Heureusement, un certain nombre de femmes finissent par changer d’avis, que ce soit au cours de la grossesse, au moment de la naissance ou quelque temps après. Et y trouvent beaucoup de bonheur.
Pourquoi on ne veut pas allaiter
Inspirée par les superbes témoignages reçus sur ce thème, voici une liste des raisons pour lesquelles on n’envisage pas d’allaiter.
Ce qui est normal, c’est le biberon
Vous êtes plusieurs à décrire qu’avant d’avoir des enfants, la norme de l’alimentation d’un bébé pour vous, c’était le biberon. Alison n’avait « toujours vu que des bébés au biberon ». Georgie avait « grandi avec des poupées à nourrir au biberon, et l’impression que c’était comme ça qu’on nourrissait les enfants ». Dans la famille de Valérie comme dans celle de Cynthia ou de Céline, personne n’allaitait. La future mère elle-même n’avait pas été allaitée (ou ne savait pas qu’elle l’avait été, telle Georgie).
Même si la hausse des taux et des durées d’allaitement ces vingt dernières années fait qu’il devient plus rare de n’avoir jamais vu de bébé en train de téter, même si les représentations de l’allaitement dans les médias se sont faites plus fréquentes, le biberon reste la norme dans des pans entiers de la société.
L’allaitement, c’est difficile, ça fait mal et c’est fatigant
Et même quand on a entendu parler de l’allaitement, que ce soit dans les médias ou dans son entourage, ça ne donne souvent pas envie ! Cynthia avait tout entendu : « C’est compliqué, ça fait mal, on ne sait pas combien boit le bébé, on peut manquer de lait ou ne pas en avoir du tout… » [2] Même une sage-femme comme Cindy, à force de « voir tous les jours des femmes dont la plupart avaient soit des crevasses, soit des engorgements, ou bien des bébés qui ne prenaient pas correctement », n’avait pas envie de « pleurer comme toutes ces femmes ».
Cette vision noire de l’allaitement engendre une peur qui peut empêcher de se lancer : « peur de ne pas réussir à mettre mon bébé au sein, peur de ce lien avec le bébé, peur de mal faire, de ne pas être à la hauteur, de ne pas avoir de lait, que l’enfant meure de faim » (Céline).
Certaines ont aussi peur d’être quasiment « vidées » par le bébé qui tète [3].
Avec l’allaitement, on n’est plus libre et ça rend les enfants dépendants
Il est vrai que l’allaitement suppose une disponibilité de la mère et une proximité mère/enfant qui peuvent faire peur. Ainsi Céline trouvait « le lien avec l’enfant trop fatigant pour la mère ».
D’autant que ce lien fort peut sembler exclure le père. Nellie ne se voyait pas « priver le papa de ce moment de complicité lors d’un biberon ». À noter que dans plusieurs témoignages, le futur papa souhaitait l’allaitement, et a donc été très content quand la maman a changé d’avis sur la question !
L’allaitement, c’est (au choix) rétrograde, pas moderne, anti-féministe
Pour Georgie, l’allaitement était « en contradiction avec la modernité », c’était « l’asservissement de la femme moderne ».
Il faut savoir que le courant dominant dans le féminisme français a longtemps été celui pour lequel la maternité est obligatoirement un esclavage (« lieu de domination masculine ») et l’allaitement un esclavage à la puissance 10. Comme l’écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe : « L’allaitement est aussi une servitude épuisante. » [4]
L’allaitement, c’est trop animal
Bien sûr, l’allaitement nous renvoie à notre condition de mammifère, et pour beaucoup, ce n’est pas supportable. D’où le fameux « je ne veux pas être une vache laitière » et autres « La femme réduite au chimpanzé » [5].
L’allaitement, c’est trop corporel, trop sexuel
L’allaitement a bien sûr fortement à voir avec le corps : il s’agit après tout de mettre un bout de son corps dans la bouche de quelqu’un d’autre !
Et cela en révulse plus d’une. Gaëlle par exemple bloquait complètement sur « cette façon de partager son corps ».
Soit que la future mère est mal à l’aise avec tout ce qui touche au corps. Pour Georgie, « tout ce qui avait trait à mon corps était tabou » et « j’ai donc assimilé ma féminité à quelque chose de sale et de honteux ».
Soit que les seins sont tellement associés à la sexualité que cela rend gênant le fait qu’ils puissent servir aussi à nourrir un bébé. Ainsi Nellie qui avait « toujours vu les seins d’un côté sensuel ». Sans parler de la peur de les voir réduits à l’état de « gants de toilette » par l’allaitement…
D’autres encore, très pudiques, ne se voient pas « déballer » leurs seins en public, surtout si le bébé a plus de quelques mois.
Comme l’a écrit la philosophe féministe américaine Iris Marion Young, « Les seins sont un scandale parce qu’ils brisent la frontière entre la maternité et la sexualité »…
Mauvais souvenirs
L’allaitement peut aussi se retrouver associé à des mauvais souvenirs, conscients ou inconscients.
C’est le cas par exemple des femmes qui ont subi plus jeunes des abus sexuels impliquant les seins.
Dans un autre ordre d’idée, j’ai rencontré il y a plusieurs années de cela une jeune femme qui m’a dit ne pas vouloir allaiter, sans raison précise. En parlant avec elle, j’ai appris qu’elle avait été abandonnée à 3 mois par sa (toute jeune) mère biologique qu’on avait obligée à allaiter dans l’idée de la dissuader d’abandonner l’enfant. Elle avait ensuite été adoptée par un couple aimant qui l’avait nourrie au biberon. Dans son inconscient, l’allaitement était assimilé à l’abandon, et le biberon à l’amour. Quand elle a pris conscience de cela, elle a décidé d’allaiter son futur bébé.
Le lait en poudre, c’est aussi bon, voire meilleur
On pourrait résumer ce qui a été longtemps (et reste en grande partie) le discours officiel et médiatique sur l’allaitement par la phrase apparemment contradictoire suivante : « L’allaitement, c’est ce qu’il y a de mieux, mais le biberon, c’est tout aussi bien. »
En tout cas, beaucoup retiennent surtout la fin de la phrase : les laits infantiles ont fait beaucoup de progrès (ils n’arrêtent pas de « faire des progrès » !) et sont maintenant aussi bons que le lait maternel.
Au point que lorsque le compagnon de Georgie lui « soutenait que le lait maternel contenait des anticorps », elle ne voulait pas y croire « pour me donner raison de choisir le lait artificiel ».
D’autres vont plus loin, comme Élodie qui, influencée par les infos sur les polluants retrouvés dans le lait maternel, pensait « qu’on ne contrôle pas ce qui sort de nos seins, tandis qu’on sait exactement de quoi est composé un lait industriel ».
Quand on change d’avis au cours de la grossesse
Mais alors, comment en arrive-t-on à « virer de bord » ?
Tout d’abord, les changements qui se produisent pendant la grossesse peuvent être assez bouleversants. Quand on se rend compte du miracle que c’est de fabriquer un être humain à l’intérieur de soi, quand on voit du colostrum perler à ses seins en fin de grossesse, on finit par se dire comme Georgie : « Après tout, mon corps était prévu pour et ça avait l’air de fonctionner, pourquoi ne pas tenter ? »
D’autres vont développer au fil de la grossesse un besoin de « naturel », une envie de faire « le mieux possible » pour ce petit être en devenir.
Et là, pour peu qu’on se documente un peu, on se rend assez vite compte que non, le lait infantile, ce n’est pas tout à fait « aussi bien ». Surtout si un problème de santé risque d’affecter le bébé. Comme pour Nellie à qui une sage-femme dit que « vu le terrain allergique familial, ça pourrait être intéressant pour le bébé ».
Du coup, un certain nombre se disent : « Je ne perdrai rien à essayer. Et si ça ne marche pas, j’aurai au moins essayé » (Cynthia). D’autant que, comme s’en rend compte Céline, « le choix d’allaiter est réversible, tandis que le choix de ne pas allaiter ne l’est pas » (on verra qu’en fait, il peut aussi être réversible !).
Quand on change d’avis à la naissance
Et puis, certaines changent d’avis… sur la table d’accouchement.
Les premières, qui avaient prévu de faire la « tétée de bienvenue » mais rien de plus (ou à qui on a proposé de la faire alors qu’elles n’y pensaient pas) trouvent l’expérience pas si désagréable pour elles et leur bébé et décident de continuer [6].
D’autres, confrontées à un bébé prématuré ou malade, se rendent compte à quel point leur lait peut être important pour lui. Ainsi Georgie : « Tout de suite, j’ai su instinctivement, sans même avoir lu sur le sujet, que mon lait était ce que je pouvais lui donner de meilleur, tant par rapport à sa prématurité que pour créer ce lien qui nous avait été arraché. »
D’autres enfin, en voyant le bébé, savent d’un coup que l’allaitement est une évidence, c’est comme un « déclic » (Gaëlle). Quand ce n’est pas le bébé lui-même qui s’accroche au sein de lui-même, tel le bébé de Cindy !
Quand on change d’avis au bout d’un petit moment
D’autres encore vont changer d’avis alors que le bébé a déjà 1 semaine, 1 mois…
Ce peut être parce que lé bébé ne semble pas bien avec le lait infantile, a des coliques, du reflux…, qu’on a changé x fois de marque de lait sans que ça s’améliore,
Ce peut être parce qu’au bout d’un mois, on a toujours du lait qui sort des seins, qu’on met le bébé au sein « par curiosité » et que… ça marche ! Comme la « maman convertie » qui dit avoir allaité « par accident ».
Ce peut être parce qu’on voit le bébé chercher à téter, alors on essaye, pourquoi pas ? Et là aussi, ça marche !
La relactation n’est généralement pas un lit de roses [7], mais parfois, ça semble tout simple !
En conclusion
Toutes celles qui témoignent sont d’accord pour dire que tous comptes faits, elles sont heureuses et fières d’allaiter ou d’avoir allaité, d’avoir (eu) ce lien magique avec leur bébé. Que cela aurait été vraiment dommage de « passer à côté d’une magnifique expérience ».
Certaines, qui s’étaient dit « je vais essayer, et à la première difficulté, je pourrai toujours abandonner » se sont finalement accrochées becs et ongles à cet allaitement « devenu soudain d’une grande importance ».
Plusieurs sont devenues « expertes » et essayent maintenant de convaincre les femmes autour d’elles de choisir l’allaitement (au point de se voir comme « peu tolérantes sur le sujet » !). Ainsi Élodie, « passée d’allaitante sceptique à allaitante convaincue qui n’a de cesse de “prêcher la bonne parole” ».
Toutes pensent qu’il y a un gros travail d’information et d’éducation à faire pour que le choix des femmes soit vraiment éclairé et que la société cesse de considérer le biberon comme le mode normal d’alimentation d’un bébé.
[1] Allaiter aujourd’hui n° 16, 1993.
[2] Pour contrer tous ces clichés sur l’allaitement : Les dix plus gros mensonges sur l’allaitement, éditions Dangles, 2006.
[3] Surtout si le bébé a des super-pouvoirs ! Voir les planches 10, 11 et 13 de l’album de Gotlib, Boucq et Belkrouf, Superdupont : Renaissance (Dargaud, 2015).
[4] Vision reprise par Élisabeth Badinter dans Le conflit. La femme et la mère (2010). Pour plus de renseignements sur les liens entre l’allaitement et les différents féminismes, voir Allaitement et féminisme.
[5] Interview de Badinter dans Libération du 10 février 2010, « La femme réduite au chimpanzé ».
[6] En 2005, Caroline Dumortier a fait, pour son mémoire d’études, une recherche dans quatre maternités du Nord sur « la tétée de bienvenue : vécu de la proposition et de la réalisation ». Parmi les mères qui ont accepté de faire la tétée de bienvenue, 27 % l’ont prolongée en allaitement exclusif à la sortie, alors que ce n’était pas leur projet au départ. Certaines l’ont fait pour les anticorps, d’autres pour le plaisir rencontré à ce moment-là.
[7] Voir sur le site LLL Relactation et lactation induite.
Article paru dans le n° 105 d’Allaiter aujourd’hui.
Illustration : Maternity, de Carmen Sasieta, détail.
Je fais partie de ces femmes qui avant la grossesse n’envisageaient pas d’allaiter. Ça a fait son chemin pendant la grossesse e n me disant « c’est l’occasion ou jamais », du coup je n’avais aucune pression et j’ai allaité… 2 ans. Il y a cependant une chose qui me dérange : le nom que l’on donne à cette première tétée « tétée de bienvenue »! Tout à fait culpabilisant pour moi car cela peut sous entendre qu’une femme qui ne souhaite pas allaiter son enfant ne lui souhaite pas la bienvenue ou alors qu’il n’est pas bienvenu, je ne valide pas du tout cette expression.
Je comprends votre réticence. Vous proposeriez quoi comme mot ?