L’allaitement, un enjeu de santé publique
Article publié dans le n° 71 de Grandir autrement.
Au cours des deux dernières décennies du 20e siècle, alors que les instances internationales comme l’UNICEF et l’Organisation mondiale de la Santé incitaient les gouvernements à promouvoir, soutenir et protéger l’allaitement maternel, et que beaucoup de pays industrialisés mettaient en place des programmes en ce sens, la France se distinguait par sa répugnance à parler de l’allaitement et de ses avantages pour la santé. C’était considéré non pas comme un sujet de santé publique, mais uniquement comme une affaire de choix individuel.
Les choses ont commencé à bouger au début des années 2000, avec le lancement en 2001 du premier PNNS (Programme national nutrition santé) qui prévoyait entre autres « des mesures spécifiques notamment en direction des femmes pour […] la promotion de l’allaitement maternel ». En 2005 paraissait la brochure Allaitement maternel. Les bénéfices pour la santé de l’enfant et de sa mère. Écrite par le comité de nutrition de la Société Française de Pédiatrie, elle reprenait pour la première fois l’intégralité des recommandations OMS : « L’allaitement maternel permet une croissance normale au moins jusqu’à l’âge de 6 mois. Il n’y a donc pas de raison d’introduire d’autres aliments avant cet âge, comme l’OMS le recommande, en insistant sur le fait que l’allaitement maternel peut être poursuivi jusqu’à l’âge de 2 ans ou même davantage, selon les souhaits de la mère, à condition d’être complété par la diversification alimentaire à partir de l’âge de 6 mois. » Les PNNS suivants détaillaient les mesures envisagées. Le deuxième (2006-2010) proposait par exemple de « favoriser, dans les plans de formation des professionnels de maternité, l’apprentissage des éléments pratiques pour la promotion et le soutien des femmes qui allaitent » et de « promouvoir systématiquement l’allaitement maternel lors de la visite du quatrième mois de grossesse ». Le PNNS 3 (2011-2015) parlait lui de « communiquer, informer et sensibiliser les mères sur les modes d’alimentation du nouveau-né, en intégrant un regard objectif sur l’allaitement maternel (en bénéfices comme en conditions à réunir) pour permettre un véritable choix éclairé » et se donnait même des objectifs chiffrés : augmenter de 15 % au moins, en cinq ans, le pourcentage d’enfants allaités à la naissance ; augmenter de 25 % au moins, en cinq ans, la part des enfants allaités à la naissance bénéficiant d’un allaitement exclusif ; allonger de deux semaines, en cinq ans, la durée médiane de l’allaitement.
On ne peut pas vraiment dire que ces objectifs aient été atteints : d’après l’Enquête nationale périnatale 2016, « la fréquence de l’allaitement maternel exclusif durant le séjour à la maternité a diminué de manière importante entre 2010 et 2016, de 60 % à 52 % ; de plus, l’allaitement maternel à la maternité, qu’il soit exclusif ou mixte, a légèrement diminué, de 68 % en 2010 à 66 % en 2016 » [1]…
Du coup, pas d’objectifs chiffrés dans les propositions du Haut Conseil de la santé publique pour le PNNS 4 (2017-2021 ; je sais, quid de l’année 2016, passée à la trappe ? et on est en 2018… le PNNS est-il rétroactif ?!). Mais des mesures qualitatives inspirées du rapport Turck [2] et qui, si elles étaient vraiment mises en pratique, changeraient vraiment le paysage de l’allaitement en France. Quelques exemples ? « Les dispositions existant dans le code du travail méritent d’être clarifiées (lieu pour allaiter, horaires aménagés, …). Des mesures réglementaires complémentaires pourraient être envisagées pour rendre effective la possibilité d’allaiter après la reprise du travail, faire connaître et faire respecter la législation existante sur les droits des femmes qui allaitent (au travail, dans les lieux publics…). Labelliser et soutenir les entreprises actives dans le soutien aux femmes qui allaitent (prolongation du congé maternité, pièce et matériel de conservation pour tirer le lait, information diffusée…). » Et aussi : « mettre à disposition, dans les lieux publics (gares, centres administratifs, musées, …), des pièces réservées à l’allaitement et adaptées pour le tirage du lait ; distribuer des autocollants “allaitement bienvenu” pour des lieux commerciaux (cafés, restaurants, centres commerciaux…). » [3]
Espérons que cette fois-ci, la chose soit enfin prise au sérieux par nos autorités sanitaires et qu’une véritable politique de l’allaitement soit mise en place, afin que la France cesse d’être cette mauvaise élève régulièrement pointée du doigt par les instances internationales. Savez-vous par exemple qu’en 2015, la France avait été mal notée par le Comité sur les droits de l’enfant (CRC) ? Le CRC est le corps d’experts indépendants qui contrôle l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant des Nations unies par les gouvernements qui l’ont ratifiée. Ceux-ci doivent soumettre des rapports réguliers et détaillés sur la situation nationale des droits des enfants au Comité pour examen. Le Comité examine chaque rapport et soulève des préoccupations ou fait des recommandations à l’État concerné. Après examen du dernier rapport français, le CRC s’est dit préoccupé par le faible taux d’allaitement exclusif et la mauvaise mise en application du Code OMS, et a recommandé à la France de faire des efforts sur ces deux points [4].
Quant à IBFAN, dans son Rapport sur la situation de l’alimentation infantile en France paru en janvier 2016 [5], il pointait d’autres « manquements » de la France en matière d’allaitement : faibles taux d’allaitement par rapport aux autres pays européens, pas de politique nationale de promotion de l’allaitement, très peu de maternités labellisées IHAB, congé maternité trop court, pauses allaitement non payées, etc.
Allaitement et santé de l’enfant et du futur adulte
Innombrables sont les études montrant l’impact de l’allaitement (ou du non-allaitement) sur la santé du bébé, de l’enfant et de l’adulte qu’il deviendra. Dans le cadre de cet article, je n’en citerai que deux.
Selon une étude faite sur plus de 40 000 enfants japonais suivis de la naissance à 8 ans [6], plus les enfants avaient reçu du lait maternel pendant une longue période (au-delà de 6 mois), moins leur IMC (indice de masse corporelle) était élevé. Et cette tendance était plus importante chez les garçons que chez les filles et chez ceux nourris exclusivement au sein.
Une étude (randomisée, ce qui est exceptionnel en matière d’allaitement) faite sur plus de 17 000 enfants biélorusses [7] a montré que ceux qui avaient bénéficié d’un allaitement exclusif les premiers mois et d’un allaitement plus long étaient beaucoup moins susceptibles d’avoir des troubles alimentaires quand ils étaient testés (ChEAT, Children’s Eating Attitude Test) à 11 ans ½.
Allaitement et santé des femmes
Le lait maternel est un produit bien particulier puisqu’il est bénéfique non seulement à celui qui le reçoit (l’enfant), mais aussi à celle qui le produit (la mère).
Là aussi, on pourrait citer un grand nombre d’études sur la réduction du risque en matière de cancer (notamment cancer du sein), de maladies cardiovasculaires, de diabète, d’ostéoporose, d’endométriose, d’arthrite rhumatoïde, de DMLA, et même de maladie d’Alzheimer. Contentons-nous là aussi de deux très récentes.
D’après une étude prospective sur trente ans (1985 à 2015) faite sur plus de 1 200 femmes âgées au départ de 18 à 30 ans [8], allaiter pendant moins de 6 mois réduirait de 25 % le risque de développer un diabète au cours de sa vie. Et plus longtemps on a allaité, plus le risque diminue : pour un allaitement dépassant les 6 mois, le risque pourrait diminuer jusqu’à 47 %. Les chercheurs ont « constaté un lien très fort entre la durée d’allaitement d’un enfant et une réduction du risque de développer un diabète de type 2 et, ce, après avoir pris en compte tous les facteurs prédisposant à cette maladie ».
En janvier dernier, une nouvelle étude est venue confirmer l’intérêt d’avoir allaité pour la santé cardiovasculaire des femmes. Faite sur plus de 3 000 femmes faisant partie de l’Enquête coréenne nationale sur la Santé et la Nutrition, ménopausées et non-fumeuses, elle a constaté qu’un plus grand nombre d’enfants allaités et une plus longue durée d’allaitement étaient associés à un risque d’hypertension plus faible [9].
Le coût du non-allaitement
Il est clair que si l’allaitement évite des maladies, que ce soit à court, à moyen ou à long terme, cela a des conséquences en matière de dépenses de santé.
De fait, un certain nombre d’études ont chiffré les économies qu’engendrerait une augmentation de la prévalence et de la durée d’allaitement.
En 2010, une étude, parue dans Pediatrics [10], calculait que si 90 % des Américaines suivaient la recommandation d’allaiter exclusivement pendant 6 mois, les États-Unis économiseraient 13 milliards de dollars par an en frais de santé. Le calcul était basé sur la réduction amenée par l’allaitement dans les maladies de l’enfant suivantes : entérocolite ulcéronécrosante, otite moyenne, gastroentérite, infections ORL, eczéma, mort subite du nourrisson, asthme, leucémie, diabète de type 1 et obésité infantile. Il ne prenait donc pas en compte tous les bénéfices à long terme sur la santé de l’adulte du fait d’avoir été allaité ou d’avoir allaité. Nul doute que si on le faisait, les économies seraient beaucoup plus importantes.
Dans une étude de 2017 [11], le coût économique du non-allaitement en termes de morts prématurées (maternelles et pédiatriques) était estimé à 14,2 milliards pour les seuls États-Unis.
En 2004, une étude australienne estimait le coût des hospitalisations induites par le non-allaitement ou le sevrage précoce à 1 à 2 millions de dollars australiens pour les maladies étudiées (pathologies gastro-intestinales et respiratoires, otites, eczéma, entérocolite ulcéronécrosante). Un montant vraisemblablement nettement inférieur à la réalité, dans la mesure où seules quelques maladies avaient été prises en compte, ainsi que les seuls coûts des hospitalisations. Les auteurs estimaient qu’au moins 60 à 120 millions de dollars australiens pourraient être économisés tous les ans si la durée de l’allaitement exclusif était significativement augmentée.
Même chose dans d’autres pays : selon une étude de 2016 [12], augmenter les taux d’allaitement pourrait faire économiser 223,6 millions de dollars en Chine et 6 millions au Brésil ; et 118 millions en Indonésie selon une autre étude [13].
On n’a bien sûr peu de choses sur le sujet en France. Signalons néanmoins une simulation faite en 2005 qui estimait que si la proportion d’enfants allaités était la même en France qu’en Norvège (99 % à la naissance, 42 % à 9 mois), 8 000 cas de diarrhées à rotavirus et 1 000 hospitalisations pourraient être évités chaque année [14].
Alors qu’attendons-nous en France pour vraiment promouvoir l’allaitement, comme l’ont demandé tous les PNNS, et surtout faire en sorte que les femmes qui choisissent d’allaiter puissent le faire dans de bonnes conditions et pour la durée qu’elles souhaitent ?
[1] http://www.xn--epop-inserm-ebb.fr/enquete-nationale-perinatale-2016-premiers-resultats-952
[2] http://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_Plan_daction_allaitement_Pr_D_Turck.pdf
[3] Pour une Politique nutritionnelle de santé publique en France. PNNS 2017-2021, pages 82 et suivantes du rapport.
[4] www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain?docid=56a087c74, pages 434-438.
[5] https://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CRC/Shared%20Documents/FRA/INT_CRC_NGO_FRA_22504_E.pdf
[6] Jwa SC, Fujiwara T, Kondo N, « Latent protective effects of breastfeeding on late childhood overweight and obesity : A nationwide prospective study », Obesity, 2014 ; 22(6) : 1527-37.
[7] Skugarevsky O et al, « Effects of promoting longer-term and exclusive breastfeeding on childhood eating attitudes : a cluster-randomized trial », Int J Epidemiol, 2014 ; 43(4) : 1263-71.
[8] Gunderson EP et al, « Lactation Duration and Progression to Diabetes in Women Across the Childbearing Years : The 30-Year CARDIA Study », JAMA Intern Med, 2018, en ligne le 16 janvier.
[9] Sangshin Park, Nam-Kyong Choi, « Breastfeeding and Maternal Hypertension », American Journal of Hypertension, 2018, en ligne le 30 janvier.
[10] Bartick M, Reinhold A, « The burden of suboptimal breastfeeding in the United States : a pediatric cost analysis », Pediatrics, 2010 ; 125(5) : e1048-56.
[11] Bartick MC et al, « Suboptimal breastfeeding in the United States : Maternal and pediatric health outcomes and costs », Maternal Child Nutrition, 2017 ; 13(1) : 12366.
[12] Rollins NC et al, « Why invest, and what it will take to improve breastfeeding practices ? », The Lancet, 2016 ; 387 : 491-504.
[13] Siregar AYM et al, « The annual cost of not breastfeeding in Indonesia : The economic burden of treating diarrhea and respiratory disease among children (< 24mo) due to not breastfeeding according to recommendation », International Breastfeeding Journal, 2018 ; 13 : 10.
[14] Melliez H et al, « Mortalité, morbidité et coût des infections à rotavirus en France », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2005 ; 35.