L’allaitement dans l’art

L’allaitement dans l’art

Conférence au Congrès 2001 de La Leche League France.

Bien que n’étant pas historienne d’art, je m’intéresse depuis longtemps aux représentations de l’allaitement dans l’art, car tout ce qui concerne l’allaitement m’intéresse. J’ai donc accumulé, au fil des ans, reproductions de tableaux et de sculptures, photographies anciennes et contemporaines, dessins, caricatures, bandes dessinées…, et j’ai eu envie de vous en montrer une petite partie.

Depuis l’aube de l’humanité et sur tous les continents, on a représenté des scènes d’allaitement, à la fois pour la beauté de la chose, et comme symboles de la fécondité, de la charité, de l’amour maternel, etc. (voire de la théologie, de l’histoire ou… de la grammaire !). Et malgré les différences dues aux différences de culture, on y trouve un certain nombre d’invariants de l’allaitement d’un bébé ou d’un bambin, qui ne peuvent que nous rappeler notre propre expérience de mère allaitante. Voyez par exemple cette Vierge de Morales (16e siècle), où l’enfant plonge la main dans le corsage de sa mère…

N’ayant rien trouvé dans l’art pariétal, je commencerai ce voyage dans le temps et l’espace par l’Égypte ancienne, où l’on trouve de très nombreuses statuettes d’Isis allaitant son fils Horus (ou lui présentant son sein dans une posture très ritualisée et hiératique). On a retrouvé des milliers de statuettes semblables, ce qui signifie, étant donné le pourcentage qui a pu arriver jusqu’à nous, qu’il devait y avoir une production quasi-industrielle. Isis était considérée comme une grand magicienne, une mère universelle, une puissance consolatrice. La légende dit qu’elle aurait sauvé son fils d’une morsure de serpent grâce à son lait. Et les statuettes d’Isis allaitant Horus incarnaient la puissance de la Vie. Elle a été vénérée non seulement en Égypte, mais dans tout le bassin méditerranéen (Grèce, Rome…), et ce jusqu’au VIe siècle après J.-C.

On estime que le culte des Vierges noires a pris la suite du culte d’Isis. À Rome aussi, et dans tout le monde gallo-romain (Vaison-la-Romaine, Grand en Lorraine…), on trouve des dessins sur des vases, des statues de déesses-mères allaitantes, au visage impassible, et aussi beaucoup de petites statuettes avec souvent deux enfants au sein. On en a retrouvé dans des tombes d’enfants. On pense qu’elles servaient aussi de protection pour les femmes en couches.

On trouve le même genre de statuettes à la pose très hiératique sur d’autres continents, par exemple en Afrique ou en Amérique précolombienne (céramique représentant la déesse aztèque de la fertilité Xchiquetzal allaitant, entre 1200 et 1520).

Les Vierges allaitantes prennent, sans solution de continuité, la suite des Isis et des déesses mères gallo-romaines. On en trouve dans tous les musées d’Europe, dans les églises, que ce soit des statues ou des tableaux, voire des vitraux (cathédrale de Chartres). La plus ancienne connue est une peinture murale qui se trouve sur la voûte de la catacombe de Priscille, à Rome. Mais c’est surtout aux XIVe, XVe et XVIe siècles qu’elles se sont multipliées, devenant un thème de prédilection en France comme en Italie, en Espagne comme en Allemagne, en Autriche comme en Croatie…

On trouve également, surtout au XIVe siècle, nombre de petites statuettes ou plaquettes, en matière plus ou moins précieuse (en ivoire, en marbre, en pierre, en terre cuite, en bois…), qu’on appelait des « vierges d’accouchée », qui avaient un but de protection des femmes en couches et étaient dans la droite ligne des statuettes d’Isis ou des statuettes romaines dont j’ai parlé.

Je vais vous montrer toute une série de ces Vierges allaitantes, et vous verrez qu’on y trouve à la fois des gestes et des positions très ritualisées, et des attitudes observées sur le vif. En effet, les artistes faisaient sûrement poser des « modèles vivants », et dans maints tableaux, on a vraiment l’impression que l’enfant se détourne du sein pour regarder le peintre (et du coup, nous regarder), ou, sans lâcher le sein, lui jeter un regard en coin !

En simplifiant, on peut classer ces Vierges allaitantes en deux catégories : celles où la mère présente le sein à l’enfant assis sur ses genoux (dans une posture très semblable aux statuettes d’Isis) et celles où c’est l’enfant qui prend le sein dans ses mains et dans sa bouche. Cette deuxième catégorie, où l’enfant tète (alors que dans la première, l’enfant n’a pas le sein en bouche), nous apparaît plus réaliste, moins ritualisée, moins codifiée. Mais les tableaux de la première catégorie sont très intéressants à étudier en raison de la position des doigts de la Vierge. La main de la mère est en effet posée sur son sein de façon à insérer le mamelon entre l’index et le majeur. Ce que nous appelons la position « en ciseaux », bien connue pour engendrer éventuellement des problèmes d’allaitement, car les doigts étant sur l’aréole, le bébé ne peut la prendre bien en bouche.

Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à ces Vierges allaitantes, c’était le début des années 1980 et l’importance de la position du bébé au sein commençait tout juste à être connue. Je me suis donc demandé si, à l’époque, les femmes mettaient vraiment leurs doigts sur le sein de cette façon, et si, oui ou non, cela engendrait des problèmes ; ou bien s’il s’agissait d’un code désignant une Vierge allaitante. Un texte trouvé sur internet (4) m’a donné la réponse. Il étudie ce qu’il appelle le « geste pseudo-zygodactyle », c’est-à-dire précisément cette position des doigts posés avec le majeur et l’index écartés, le majeur et l’annulaire étant collés l’un contre l’autre. Et il montre que ce geste est utilisé depuis très longtemps (le premier exemple d’une femme mettant ainsi sa main sur son sein pour l’offrir à l’enfant, est un bas-relief hittite datant de 700 ans avant J.-C.) pour signifier qu’il s’agit d’une déesse-mère allaitant un enfant-dieu ; ou d’une déesse faisant gicler son lait dans la bouche d’un mortel pour le soulager de sa peine, assurer son salut ou le bénir (voir les représentations de saint Bernard abreuvé par le « lait de la Vierge », symbole de l’expérience mystique, de la connaissance divine) ou le projetant dans l’espace (création de la Voie lactée par des gouttes de lait échappées du sein de Héra/Junon allaitant Hercule) ; ou encore d’une déesse voulant intercéder pour un humain ou l’humanité toute entière auprès d’un dieu supérieur. Le geste indique donc qu’il s’agit là d’un sein spécial, d’un sein divin, libérateur, donnant l’immortalité. Mais l’imprégnation de ces représentations était telle qu’on retrouve ce geste dans des tableaux où il n’est pas du tout question de déesse ni d’allaitement : par exemple, la Fornarina de Raphaël (bien que là, il ne s’agisse pas de la prise « en ciseaux »). Et l’on peut penser que face à ce bombardement d’images, les « vraies » mères allaitantes ont pu adopter cette prise du sein, avec éventuellement des conséquences dommageables…
Les représentations de Vierges allaitantes étaient tellement courantes et nombreuses qu’on pouvait y mettre n’importe quoi, y compris le portrait par Jean Fouquet de la maîtresse du roi Charles VII, Agnès Sorel (1453/1454), qui trouvait là l’occasion d’exhiber ses seins dont elle était très fière !

Est-ce pour cela que, en 1563, le concile de Trente mit un terme à cette vogue des Vierges allaitantes en interdisant la nudité dans la peinture religieuse ? Toujours est-il qu’à partir de là, il fallut trouver d’autres cadres pour montrer l’allaitement. Et ce furent les « charités », très nombreuses au XVIIe siècle (2) puisqu’on en a compté plus de deux cents. On distinguait la charité romaine et la charité chrétienne. Dans cette dernière, on voyait généralement une femme allaitant un bébé et entourée de nombreux enfants d’âges différents. Dans la charité romaine, on voyait une jeune femme donnant le sein à un vieillard. Cette scène, qui aujourd’hui peut choquer, illustrait la légende antique de Cimon et Péra, rapportée par Pline l’Ancien et qu’on retrouve sous des formes variables dans de nombreuses civilisations (par exemple, Tectaphos et Eérié, en Inde). Un vieil homme, Cimon, avait été condamné à mourir de faim dans sa prison. Le geôlier, par compassion, laissa pénétrer la fille de celui-ci, Péra. S’étonnant qu’après quelques jours, le vieillard soit encore en vie, il s’aperçut que sa fille le nourrissait de son lait. La nouvelle de cet acte surprenant parvint aux juges qui, devant cette preuve d’amour filial, gracièrent le vieil homme.

À partir du XVIIIe siècle, on ne trouve plus guère d’allaitements symbolisant quelque chose (il y a quand même, en 1848, l’esquisse de Daumier intitulée « La République nourrit ses enfants et les instruit »). Ce sont plutôt des scènes de la vie quotidienne (voir par exemple les estampes des Japonais Utamaro, vers 1800, et Kunigochi, vers 1840, où l’on voit notamment des bambins téter dans des postures acrobatiques), avec parfois une intention militante (voir les scènes de famille avec bébé au sein qui sont des professions de foi rousseauistes).

On trouve aussi, en Europe et plus particulièrement en France, énormément de scènes d’allaitement où la femme qui allaite est en fait une nourrice (on le sait en général par le titre du tableau, car sinon, rien ne le différencie d’une autre scène d’allaitement, sauf peut-être, parfois, l’habillement, la coiffe… de la femme). Et cela bien avant le XVIIIe siècle. Voir par exemple cette terre cuite de Bernard Palissy, ce portrait de « Diane de Poitiers au bain » par François Clouet (1571) où la nourrice est reléguée avec le bébé à l’arrière-plan, ou ce tableau de la nourrice de Louis XIV, attribué à Simon François de Tours (1638). Le XIXe siècle verra se développer le thème de l’allaitement mercenaire, et on le retrouve jusqu’au début du XXe siècle (« Ma nourrice et moi » par Frida Kahlo, 1937).

Les deux derniers siècles verront s’épanouir les représentations de l’allaitement comme exaltation heureuse du lien mère-enfant (« Aline allaitant son fils », de Renoir, 1888, ou « Louise allaitant son enfant », de Mary Cassatt), ou comme geste intégré dans la vie quotidienne, que ce soit chez les riches (« Avant le bal » d’Édouard Debat-Ponsan) ou chez les pauvres (« Le wagon de 3e classe » de Daumier, en 1863, « La paye des moissonneurs », en 1882, ou « La journée faite », en 1888).

Au XXe siècle, on trouve surtout des choses au début (Renoir, Picasso…), moins vers le milieu du siècle, signe de désaffection de l’allaitement. La fin du siècle voit un renouveau, consécutif d’un intérêt renouvelé et d’une pratique plus fréquente, que ce soit dans la peinture (Toffoli), le dessin, la sculpture, la bande dessinée, la photo ou le cinéma. Mais cela, vous connaissez, car c’est notre actualité.

 

Bibliographie

Illustration : « Une mère » de Giovanni Giacometti, détail.

About The Author

Claude Didierjean-Jouveau

Animatrice de La Leche League France, rédactrice en chef de la revue "Allaiter aujourd'hui !" Auteur de plusieurs ouvrages sur l'allaitement, la naissance et le maternage.

3 Comments

  1. Gwen

    Bonjour, quel est ce beau tableau au début de l’article ?

  2. Claude Didierjean-Jouveau

    Il s’agit de « Une mère » de Giovanni Giacometti. J’aurais dû l’indiquer, je vais le faire.

  3. Gwen

    Merci !

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