L’allaitement dans la littérature
Introduction de l’Anthologie de l’allaitement maternel, éditions Jouvence, 2002.
M’intéressant à l’allaitement maternel depuis plus de vingt-cinq ans et étant par ailleurs une grande lectrice, j’ai, au fil des ans, récolté un nombre important de textes littéraires sur le sujet [1]. D’autres m’ont été envoyés par des lectrices d’Allaiter aujourd’hui, la revue de La Leche League France, où j’en ai régulièrement publié.
Si j’ai eu envie de les rassembler dans un livre, c’est qu’ils me semblent constituer à eux tous un beau panorama de l’allaitement à travers le temps et l’espace. Écrits par des femmes qui en avaient sans doute eu l’expérience ou par des hommes bons observateurs, ces « scènes d’allaitement » ne peuvent manquer de parler à toute femme qui allaite ou a allaité.
Qu’on pense par exemple à Mme Roland écrivant à son mari que sa petite « tient le sein deux heures de suite en faisant de petits sommeils qu’elle interrompt pour sucer ». Ou Françoise Lefèvre décrivant « la terrible, merveilleuse, affolante tension du lait dans les seins ». Ou Marie Darrieussecq montrant le bébé qui « secoue la tête de tous côtés en haletant, [qui] fouille : un marcassin à la recherche d’une truffe ».
La majorité de ces textes décrivent les bonheurs de l’allaitement, que ce soit pour le bébé, la mère ou les spectateurs, à commencer par le père. Mais on y trouve aussi les « galères », les douleurs, le bébé qui ne prend pas de poids, les interdits d’hier (et d’aujourd’hui encore…) responsables de tant d’échecs d’allaitement : ne pas prendre le bébé quand il pleure, ne pas donner le sein plus que toutes les trois ou quatre heures, etc. À cet égard, je voudrais citer un roman américain, Le Groupe de Mary McCarthy. Publié en 1954, il raconte l’histoire de huit jeunes filles sorties de l’Université en 1933. L’une d’elle, Priss, a un bébé et tente de l’allaiter. Les trente pages du chapitre 10 sont consacrées à son échec et pourraient servir d’illustration de « tout ce qu’il faut faire si l’on veut rater son allaitement »…
On trouvera aussi dans les pages qui suivent des textes évoquant des situations qui ne sont plus dans notre vécu. Notamment le phénomène des nourrices, si répandu à certaines époques et si présent dans la littérature. J’ai regroupé dans le chapitre « Nourrices » les textes où une femme allaite un autre enfant que le sien, que ce soit régulièrement ou occasionnellement.
Allaitements « spéciaux »
À la fin de l’anthologie, j’ai regroupé sous le titre « Allaitements spéciaux » quelques textes décrivant des situations qui peuvent étonner voire choquer. Pour nous, l’allaitement est tellement lié à la relation d’une mère à son enfant que nous avons du mal à concevoir qu’en d’autres temps et sous d’autres cieux, pas si lointains finalement, une femme ait pu donner le sein à d’autres enfants que les siens, à des adultes, voire à des animaux [2].
Il n’est pourtant pas étonnant que tant l’aspect calmant que l’aspect nourricier du sein aient pu être utilisés assez largement.
Pour ce qui est d’allaiter d’autres enfants que les siens (en-dehors même du phénomène des nourrices), on sait que c’est une pratique assez répandue dans les sociétés où l’allaitement est la règle : une femme peut par exemple allaiter un bébé dont elle a la garde, en l’absence momentanée de la mère. Ainsi, au Mali, les femmes allaitent à l’occasion les enfants de leurs co-épouses, les enfants des frères de leur mari, les enfants de leurs filles. Une femme peut aller faire la lessive à la rivière en laissant son enfant à sa co-épouse, sachant que celle-ci l’allaitera en cas de besoin [3].
Dans certains pays, notamment en terre d’Islam, ce « lien du lait » est très fort et interdit, comme les liens du sang, le mariage entre frères et sœurs de lait.
L’allaitement d’adultes dans des circonstances exceptionnelles est lui aussi assez souvent évoqué. On connaît par exemple l’histoire du prince indien Tectaphos, fait prisonnier par Dériadès, enfermé dans un souterrain et condamné à mourir de faim. Sa fille Eérié obtint de lui rendre visite. Elle avait les mains vides, mais une fois dans la prison, elle nourrit son père du lait de ses seins. Ému par cette manifestation d’amour filial, Dériadès gracia Tectaphos. On trouve pratiquement la même histoire dans la Rome antique, où le vieil homme s’appelle Cimon et sa fille Péra. Cette légende a inspiré de nombreux peintres du XVII° siècle européen : on connaît plus de deux cents œuvres illustrant ce thème de la « charité romaine » [4].
La façon dont j’ai regroupé les textes en différents chapitres tient parfois de l’arbitraire : tel texte que j’ai mis dans « Souvenirs » pourrait aussi bien se trouver dans « Bonheurs » ou « Du côté des mères »…
J’espère en tout cas que vous prendrez plaisir à les lire, comme j’ai pris plaisir à les assembler ; que, si vous avez allaité, ils vous rappelleront des souvenirs heureux ; que, si vous êtes en train d’allaiter, ils vous permettront de vous sentir reliée à toutes ces femmes qui, partout dans le monde, depuis les débuts de l’humanité, ont fait ce geste de donner le sein ; que si vous êtes père, vous aurez pour le bébé allaité et sa mère le regard émerveillé que décrit Robert Merle..
[1] Malgré leur grand nombre, « l’allaitement est encore un sujet de recherche relativement peu débattu dans l’étude critique de la littérature » (Dominique Van Hooff, « Émile Zola, allaitement et fécondité », Cahiers naturalistes 2000 (74), 183-193). Espérons que cela change bientôt ! *
[2] « L’allaitement des animaux par les femmes est une pratique courante dans de nombreuses populations indiennes d’Amazonie ou horticultrices de Mélanésie, et de manière sporadique en Tasmanie, en Australie, en Afrique, en Océanie et en Asie du Sud-Est. Les femmes nourrissent au sein, pour leur éviter la mort, des pécaris, des chiots, des singes, des agneaux, des petits cervidés et même des castors ou des ratons laveurs, qu’ils soient domestiques ou sauvages. Les jeunes animaux recueillis par ces sociétés de chasseurs-cueilleurs deviennent la plupart du temps des animaux de compagnie », La fabuleuse aventure des hommes et des animaux, Boris Cyrulnik, Karine Lou Matigon et Frédéric Fougea (Éditions du Chêne, 2001). Tout récemment, l’agence de presse chinoise Xinhua annonçait que le lait d’une Chinoise avait permis de sauver deux bébés pandas délaissés par leur mère biologique.
[3] Site web de Katherine Dettwyler.
[4] Un fait divers récent montre que de nos jours aussi, le lait de femme peut sauver des vies : Faustina Mauricio Mercedes a nourri au sein (à raison de quelques gorgées par jour chacun) quinze clandestins qui dérivaient sur une embarcation de fortune entre Saint-Domingue et Porto Rico (Le Monde du 2 mars 2001).
Voir ausi : M. Boisserie-Lacroix, L’allaitement : symboles et représentations, La Lettre du Sénologue, no 15, janvier/février/mars 2002.
- Mise à jour 2022 : Dans le cadre du projet Birth(ing) Stories, un projet de recension de récits d’accouchement, de naissance ou d’allaitement dans la littérature a été lancé.