Histoire de l’allaitement au 20e siècle
5 août 2017, Centenaire de la loi du 5 août 1917 sur les pauses et les chambres d’allaitement.
Ce texte a fait l’objet d’une intervention à une journée d’études de la Société d’histoire de la naissance.
Autant le phénomène des nourrices a fait l’objet de nombreuses études, autant l’histoire de l’allaitement et de ses avatars au siècle dernier a peu intéressé les historiens. C’est cette lacune que nous allons – modestement – essayer de combler, car c’est de cette histoire que nous sommes issues, et ce qui s’est passé tout au long du 20e siècle explique bien des problèmes que rencontrent aujourd’hui les femmes qui souhaitent allaiter leur bébé.
L’ascension du biberon
Il peut paraître paradoxal de commencer une histoire de l’allaitement maternel au 20e siècle par… le biberon. Mais en fait, comme on le verra, le biberon comme contenant et le lait industriel comme contenu jettent leur ombre sur l’allaitement tout au long de ce siècle. À la fois comme concurrents du sein et comme modèles sur lesquels on essaie à toute force de calquer l’allaitement au sein, avec les conséquences catastrophiques qu’on connaît.
La fin des nourrices
La fin du 19e siècle et le début du 20e voient la disparition progressive des nourrices (le dernier bureau de placement ne fermera qu’en 1936) et leur remplacement, progressif lui aussi, par des biberons plus sûrs donnés dans des lieux de garde plus proches des parents (à noter que les nourrices elles-mêmes donnaient elles aussi de plus en plus le biberon : à la veille de la guerre de 1914, on estime que seuls 7,5 % des enfants en nourrice étaient nourris au sein). Ces deux phénomènes enlèvent aux défenseurs de l’allaitement maternel un certain nombre de leurs arguments. Les enfants étant de plus en plus gardés à la journée au lieu d’être envoyés à la campagne pour de longs mois, la critique des effets de la séparation parents/enfants se fait moins virulente. L’amélioration des conditions de l’alimentation au biberon, quant à elle, fait baisser la mortalité infantile qu’engendraient des biberons contaminés et des laits frelatés. Or cette mortalité infantile effrayante (20 à 30 % de mortalité infantile en 1885, 52 % de mortalité chez les bébés parisiens envoyés en nourrice en 1870) avait été le principal argument des médecins et des politiques pour prôner l’allaitement maternel, et ce dans un but démographique avoué : si l’on ne pouvait faire naître plus de bébés, qu’au moins ceux qui étaient nés ne meurent pas tout de suite, afin que la France ait assez de soldats pour la prochaine guerre contre la Prusse.
Des biberons plus sûrs
Le grand danger de l’alimentation au biberon venait de l’absence d’hygiène, d’une mauvaise conservation du lait, de l’utilisation de lait cru et souvent falsifié et de l’emploi de biberons en métal rouillé ou en verre avec un col étroit. Le pire était constitué par les biberons à tube et à soupape, très appréciés par les nourrices car permettant à l’enfant de se nourrir tout seul, mais vraiment mortels car impossibles à nettoyer. Dans une note lue à l’Académie de médecine en mai 1881, le Dr Fauvel révélait que sur 31 biberons examinés, 28 contenaient dans la tétine, dans le tube et même dans le récipient en verre, des végétations cryptogamiques et de très nombreuses colonies de microbes de la diarrhée infectieuse et du choléra infantile. Il faudra un débat au Parlement, en 1910, pour finalement interdire ces biberons infanticides. À partir des années 1890, suite aux découvertes de Pasteur, on commence à se préoccuper non seulement de l’hygiène du contenant – le biberon – mais aussi de celle du contenu – le lait. Le contrôle du lait à l’étable (contrôles sanitaires vétérinaires, épreuve obligatoire à la tuberculine), la mise en vente de laits pasteurisés, l’éducation des mères à la stérilisation domestique, contribuent à fortement diminuer les dangers du biberon. On se préoccupe aussi de lutter contre les falsifications du lait. La plus courante consistait à ajouter de l’eau au lait, elle ne cessera qu’en 1902. Le lait était également écrémé et on lui ajoutait des substances destinées à lui rendre son opacité et sa couleur (au choix : des oignons torréfiés, du caramel, du safran, de l’extrait de chicorée, de l’eau de chaux, de la gomme adragante…) ou à retarder la fermentation (bicarbonate de soude, acide borique, acide salicylique et même acide formique…). C’est à cette époque qu’apparaissent les Gouttes de lait (la première est créée à Fécamp, en 1894, par le Dr Dufour), qui fournissent aux mères un lait à la qualité vérifiée, « humanisé », stérilisé et réparti en autant de flacons que l’enfant devra prendre de repas. Dans les décennies qui suivent, les recherches se multiplieront pour obtenir un lait industriel commode d’utilisation et censé se rapprocher le plus possible du lait maternel : procédé de Winter et Vigier, procédé de Gaertneer, procédé de Backauss, laits acidifiés, travaux de Marriot, lait concentré, lait desséché… les recherches continuent jusqu’à aujourd’hui !
Les intérêts économiques
N’oublions pas que si le lait maternel est une ressource naturelle gratuite dont on ne peut faire commerce, les substituts du lait maternel, eux, engendrent par leur fabrication et leur distribution des bénéfices qui peuvent expliquer bien des réticences à promouvoir l’allaitement au sein. D’énormes sommes d’argent sont en jeu, dont les professionnels et les établissements de santé ont eu leur part. On connaît le système des « tours de lait » qui existait avant que le décret de 1998 ne les interdisent. On sait moins qu’à une époque, l’implication a pu être beaucoup plus directe. Au tout début du 20e siècle, un grand nombre de marques de lait furent déposées, entre autres par des médecins : par exemple, en 1898, le « séro-lait du docteur Pierre Laurent, le seul lait stérilisé identique à celui de la femme », ou en 1912, le « lait scientifique pasteurisé du docteur Percheron ».
Le règne des poids et mesures
On peut dire que le 20e siècle a vu le triomphe d’une puériculture « scientifique » où tout est affaire de règles et de mesures édictées par les professionnels et que doivent suivre religieusement les mères si elles veulent être de « bonnes » mères. Il est sûr que l’alimentation au biberon cadre admirablement avec cela : tant de grammes tant de fois par jour à tel âge. Le problème est qu’on a voulu faire entrer de force l’allaitement au sein dans le même cadre.
Le jeûne des premières heures
Michel Odent l’explique bien dans son ouvrage Votre bébé est le plus beau des mammifères : rares, très rares sont les sociétés humaines qui n’ont pas retardé la première mise au sein, refusant le colostrum au bébé sous les prétextes les plus divers. Notre société n’a pas échappé à cette règle : jusqu’au début des années 1970, il était d’usage de faire jeûner le bébé, en lui donnant à la rigueur des biberons d’eau sucrée, pendant 18 à 24 heures après l’accouchement. Dans son Traité de l’allaitement maternel (Masson, 1930), A.-B. Marfan écrit que le nouveau-né « pourra être mis au sein 12 heures après l’accouchement ; mais il n’y a aucun inconvénient à ne l’y mettre que vers la fin du premier jour ». Quant au Dr Rehin, dans sa Nouvelle encyclopédie pratique de médecine et d’hygiène (Quillet 1922), il est encore plus catégorique : « Pendant les premières heures qui suivent sa naissance, c’est-à-dire pendant douze ou quinze heures, il convient de ne pas se soucier de l’alimentation de l’enfant qui d’ailleurs ne réclame rien. » Dans son livre de souvenirs (Les souvenirs et les regrets aussi), Catherine Allégret se souvient : « En 1970, nous vivons encore la préhistoire de la maternité. Pas question de mettre au sein un enfant tout neuf, on passe joyeusement à côté des vertus du colostrum et des émotions des premiers contacts entre une mère et son enfant, au profit des biberons d’eau sucrée. »
L’intervalle entre les tétées
Les témoignages le montrent bien : le respect d’un intervalle fixe entre les tétées est quelque chose qu’on retrouve tout au long du siècle. La seule différence, c’est la durée de l’intervalle : quatre heures, trois heures, deux heures et demie. On voit dans le roman Le groupe de Mary McCarthy à quel point proposer un intervalle de trois heures au lieu de quatre pouvait sembler d’une audace folle : « Il se leva et se mit à arpenter la pièce . ’Je me demande comment Stephen se comporterait s’il tétait toutes les trois heures’. Priss écarquilla les yeux. ’Le cycle de quatre heures n’est pas sacro-saint, dit-il en s’approchant du lit. Ne fais pas cette tête-là. De jeunes pédiatres sont en train de faire des expériences sur le cycle de trois heures (…) Tu donnerais le sein toutes les trois heures pendant une semaine ou deux et tu reviendrais ensuite au cycle de quatre heures. L’essentiel est de garder des cycles de même valeur quelle que soit leur durée’. » En effet, quelle que soit la longueur de l’intervalle, l’important était bien de « régler » l’enfant. Et non seulement l’intervalle était fixe, mais les heures des tétées aussi étaient fixes et les mêmes pour tous les bébés. Dans le cas d’un intervalle de trois heures par exemple, les tétées devaient avoir lieu impérativement à 6 h, 9 h, 12 h, 15 h, 18 h, 21 h, une tétée de nuit étant admise ou non selon les auteurs, l’âge et l’état de l’enfant (les bébés de petit poids y avaient éventuellement droit). Et bien sûr, la durée de ces tétées était elle aussi réglementée : pas plus de 10 ou 15 minutes. Les raisons invoquées étaient d’ordre médical (« Les bébés de ton époque avaient la colique. Ce n’était pas dû à l’allaitement au sein, mais à l’irrégularité de leurs repas », Le groupe, page 309) mais aussi éducatif. C’est ainsi que dans l’ouvrage de Mme Gay, Comment j’élève mon enfant, publié sans interruption avec un égal succès de 1924 à 1960 (époque où le Pernoud l’a remplacé), on peut lire : « Nous ne sommes plus au temps où, au risque de se nuire grandement à lui-même, c’était l’enfant qui décidait, par ses cris, de l’heure de ses tétées. On sait à présent combien il importe que l’allaitement maternel soit donné suivant une règle. En passant à l’étude de l’organisation des tétées, c’est donc une question de la plus grande importance que nous abordons, non seulement pour le développement normal de l’enfant, mais aussi, par contrecoup, pour l’éducation qu’il devra recevoir un peu plus tard en tant qu’être raisonnable et libre. Pour lui, téter, c’est vivre ; avoir tété méthodiquement, c’est-à-dire suivant une règle que sa nourrice aura su appliquer avec constance, c’est être préparé à une vie équilibrée, à un avenir de santé et de joie, exempt des malaises physiques et moraux qu’engendrent les caprices et les désordres. » De même, le Dr Rehin écrit : « Il est bon de tracer d’avance un emploi du temps fixant les heures à laquelle le sein devra être donné et une fois établi, il faudra s’y tenir rigoureusement, aucune considération possible ne devra s’en faire écarter sauf, par la suite, lorsqu’il conviendra d’espacer les tétées. En agissant de la sorte, on habitue l’enfant à ne pas tourmenter la famille incessamment, on lui laisse le temps nécessaire à sa digestion, on permet à la mère de se livrer à ses occupations et de dormir. » Comme il est dit dans Le groupe, « les bébés sont des pendules qu’il nous faut régler avant de les remettre à leur mère « !
Pesées et compléments
Il était vivement conseillé d’avoir chez soi un pèse-bébé pour peser le bébé avant et après chaque tétée. Là aussi, ceux qui avançaient qu’une pesée par jour était peut-être suffisante passaient pour de dangereux révolutionnaires. D’après certains auteurs, le bébé étant censé ingurgiter une quantité fixe de lait à chaque tétée, si la pesée indiquait un « déficit » par rapport à cette quantité, on donnait ensuite au bébé un biberon savamment dosé de la différence. L’histoire ne dit pas ce qui était préconisé quand le bébé avait pris plus que sa dose au sein. D’autres auteurs admettaient que « la quantité de lait prise à chaque tétée est très variable, non seulement d’un nourrisson à l’autre, mais aussi d’une tétée à l’autre » (Marfan). Il n’en reste pas moins que l’usage immodéré de la balance a sûrement été (et continue à être) le plus sûr des « tue-l’allaitement » en ce qu’il incite très facilement à l’introduction de « compléments », dont on connaît bien le rôle néfaste.
La puériculture contre l’allaitement
En fait, c’est toute la façon dont on concevait les soins aux bébés qui allait à l’encontre de la réussite de l’allaitement : séparation dès la naissance, pas de première tétée précoce, parcage du bébé à la nurserie ; puis, de retour à la maison, bébé couché dans son berceau, dans une pièce à part, une tétée la nuit et pas plus (et encore, pas très longtemps : pour certains auteurs, le bébé devait sortir de la maternité en « faisant ses nuits »). Et surtout, la règle absolument impérative : ne pas prendre le bébé quand il pleure. Là, les auteurs sont unanimes. Rehin : « Il est bien préférable de le laisser couché et, sans pitié pour ses cris, de ne pas lui donner la déplorable habitude de l’avoir tout le temps sur les bras (…) Rappelons encore à ce sujet qu’il est formellement interdit de bercer les enfants. » Marfan : « Lorsqu’on a acquis la certitude que le cri est dû au caprice ou à la gourmandise, il faut laisser crier l’enfant. » Même les docteurs Aviragnet et Peignaux qui, dans leurs Soins à donner aux enfants (Bibliothèque de l’infirmière, Poinat éditeur, 1932), critiquent vivement la rigidité de certains, car « il faut laisser à l’allaitement au sein un certain degré de spontanéité », ne dérogent pas à la règle : « Il est essentiel de veiller dès le début à ce que, si l’enfant se réveille et crie, la mère ne cède pas au désir de le calmer en lui donnant le sein en dehors des heures réglementaires. »
L’âge du sevrage
Comme le disent Geneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand dans L’art d’accommoder les bébés (Odile Jacob, 1998), « la caractéristique la plus frappante de la période qui va de la fin du siècle dernier à nos jours est la diminution régulière, uniforme, de la durée de l’allaitement, ou de la nourriture exclusivement lactée. Le sevrage s’effectue de plus en plus tôt, sans dissension apparente du corps médical, sans retour en arrière. Et les mêmes raisons sont avancées, le même vocabulaire est employé pour justifier des pratiques, certes convergentes, mais qui offrent de très spectaculaires écarts sur le plan temporel. Ainsi, les pédagogues insistent sur l’aspect nécessairement progressif du sevrage : il doit durer trois mois en 1956, et… huit jours en 1978. De même, le critère de l’introduction de l’alimentation ’solide’ est toujours identique : à un certain moment, le lait ne ’profite’ plus suffisamment à l’enfant, son développement se ralentit ; mais cela se produit à huit mois en 1937, et à quatre en 1965. » On trouve dans leur ouvrage un tableau très instructif des dates de fin de sevrage selon les auteurs et les époques : de 15/18 mois pour Morère en 1887 ou Aviragnet et Peignaux en 1932 à 3 mois et une semaine pour Pernoud en 1978.
Les croyances traditionnelles
Mais il n’y avait pas que la puériculture « moderne » pour empêcher le succès de l’allaitement. Un certain nombre de croyances, de peurs et d’interdits (notamment alimentaires), qu’on retrouve dans pratiquement toutes les sociétés traditionnelles, étaient toujours vivaces au siècle dernier (ils le sont peut-être encore aujourd’hui, même si c’est inconsciemment) : peur de perdre son lait si l’on ne respecte pas certaines règles, peur du lait qui tourne (par exemple si l’on a eu une contrariété ou si l’on a donné le sein alors qu’on était en sueur), peur du lait empoisonné en cas de nouvelle grossesse, peur du lait pas assez riche (voir la vogue des analyses de lait dans les années 1950, qui analysaient le lait de début de tétée et revenaient presque toujours avec le verdict : « Votre lait, c’est que de l’eau ! »…). Une étude d’Agnès Fine a bien étudié toutes ces peurs. Entre 1978 et 1980, elle a recueilli les témoignages de femmes d’un village pyrénéen, qui parlent toutes de ce « lait troublé » en cas d’émotion forte (« Il ne faudrait pas être troublée quand on allaite un enfant, il faudrait pas être trop sensible. Vous savez, si on a une peur, une peine ou une colère, ou quelque chose qui vous tracasse, si vous donnez le sein à ce moment-là, l’enfant l’attrape ! »), de relations sexuelles trop fréquentes ou de retour de règles (« Au bout d’un mois, elle a eu ses règles de nouveau, alors ce lait est devenu comme de l’eau. C’est pas la peine de donner ce lait au petit »). De ce « lait contrarié » en cas de nouvelle grossesse (le sang allant vers la matrice pour nourrir l’embryon ne peut plus donner de lait qui, comme le veut la vieille physiologie des humeurs du corps féminin, est du « sang blanchi »). De ce « lait chaud » (« Elle accourt de son travail tout en sueur, elle présente un sein fumant et fait sucer un lait échauffé âcre et vicié qui porte en lui le germe de toutes les maladies » – « Ma mère avait toujours pensé que ce petit était mort de ça. Du lait chaud »). Et n’oublions pas que ces peurs et interdits étaient relayés par la plupart des professionnels de santé de l’époque. Par exemple, le Dr Marfan, dans son Traité de l’allaitement et de l’alimentation du premier âge, édité en 1898, réédité en 1902 et en 1930, constamment cité par tous les médecins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, écrit : « La frayeur, la colère, le chagrin peuvent supprimer la sécrétion lactée ou même la modifier et la rendre délétère. » De même, la peur du « lait chaud » justifie l’interdiction d’allaiter en cas de fièvre. Dans sa thèse de médecine, A. Aboulenc déplore en 1945 : « Nombre de médecins et d’accoucheurs font arrêter l’allaitement dès que la température de la mère dépasse 37°5 craignant que des toxines ne passent dans le lait. » S’il revenait près de soixante ans plus tard, il trouverait, hélas, les mêmes interdictions.
Ces peurs et croyances existaient aussi dans des sociétés où malgré tout, l’allaitement était général. Mais, comme l’écrit justement Agnès Fine, « si pour la génération précédente, la présence d’un mauvais lait ne suffisait pas à faire abandonner l’allaitement faute d’alternative, dans les années 1930, l’utilisation de plus en plus simple et facile des laits animaux pasteurisés ou des laits artificiels, leur innocuité reconnue, poussent les médecins à ne plus courir le risque de laisser s’empoisonner l’enfant ».
Et les mères ?
On peut supposer qu’un certain nombre de mères arrivaient à échapper à ces règles, soit qu’elles n’aient pas accès aux « bons conseils » des manuels et des médecins, soit qu’elles aient assez de force de caractère pour n’en faire qu’à leur tête. Mais la plupart n’imaginaient pas y déroger, et faisaient comme le décrit l’écrivain Doris Lessing : « Elle se penchait vers le berceau, les mains serrées derrière le dos, pour résister à la tentation de prendre l’enfant dans ses bras, et regardait le cour battant de pitié et de douleur son petit visage cramoisi ouvrir la bouche de droite à gauche à la recherche du sein » (Les enfants de la violence). Ou Tillie Olsen : « Je faisais ce que les livres conseillaient alors. Ses hurlements me brisaient le cour, mes seins gonflés me faisaient mal, mais j’attendais l’heure. »
Il est temps à ce stade de parler de La Leche League, qui a accompagné l’histoire de l’allaitement pendant toute la seconde moitié du siècle en luttant contre ce règne de la « pensée unique ». Créée en 1956 dans la banlieue de Chicago par sept femmes désireuses d’aider les femmes de leur voisinage à réussir l’allaitement de leurs bébés, LLL n’a cessé d’opposer aux diktats des professionnels de santé l’expérience vécue des mères : importance de la tétée précoce, tétées à la demande, sans minutage ni intervalle à respecter, tétées nocturnes, retard de l’introduction des solides vers le milieu de la première année, respect des besoins de l’enfant (regarder le bébé plutôt que la pendule ou la balance). tout le contraire de ce que préconisaient à l’époque les professionnels et les manuels. Jule DeJager Ward, une chercheuse américaine qui a écrit un ouvrage sur LLL, cite le Dr Lawrence Gartner, président du département de pédiatrie à la Faculté de médecine de l’Université de Chicago, disant qu’ »en Occident en particulier, il y a une longue tradition voulant que les médecins, et non les mères, soient les experts en matière d’alimentation infantile. Très souvent, leurs conseils étaient à l’exact opposé de ce qu’on considère aujourd’hui comme une bonne conduite de l’allaitement ». Le travail de LLL visant à redonner les bébés à leurs mères peut être considéré, selon l’historienne Lynn Werner, comme précurseur des groupes de self-help et de la prise d’autonomie des femmes en matière de santé à partir des années 1970.
Les années 70, 80 et 90
Les années 1970, justement, sont assez contradictoires sur le plan de l’allaitement. On y trouve bien sûr le mouvement de « retour à la nature », la réflexion écologique, la recherche d’une nourriture plus saine, ainsi que la reconquête de leur corps par les femmes et une éducation « libertaire » des enfants qui rejette les règles et les contraintes. Tout cela permet à un certain nombre de femmes de vivre un allaitement plus heureux, débarrassé des rigidités décrites ci-dessus. En témoignent les livres d’Annie Leclerc (Parole de femme) ou Hortense Dufour : « Gaspard aime mon lait, ma peau. Je fais ce que je veux avec lui et il rampe et il tète et je dors et je me réveille et je le reprends et je le lèche et je l’oublie et je le reprends et le remets encore à ma source de lait » (La guenon qui pleure).
Mais c’est aussi le temps des féministes égalitaristes qui, contrairement aux féministes du début du siècle (voir les travaux d’Anne Cova), à celles des pays scandinaves et au courant essentialiste (Hélène Cixous, Luce Irigaray.), voient dans la maternité, à la suite de Simone de Beauvoir, un esclavage dont les femmes doivent se libérer, et dans l’allaitement « une servitude épuisante ».
Après une remontée des taux d’allaitement dans ces années-là (36,6 % d’allaitement au 5e jour en 1972, 46 % en 75/76), les années 1980 et la première moitié des années 1990 verront une stagnation persistante (43,8 % en 1986, 45,8 % en 1995) alors que dans le même temps, les organisations internationales (OMS, Unicef…) multiplient les initiatives visant à promouvoir et soutenir l’allaitement maternel : Code OMS de commercialisation des substituts du lait maternel, Déclaration commune OMS/Unicef avec les « 10 conditions », Déclaration d’Innocenti, Initiative Hôpital Ami des Bébés, etc.
C’est depuis 1996 environ qu’on assiste enfin en France à un « décollage » de l’allaitement. Au niveau des chiffres : 46,4 % en 1996, 48,8 % en 1997, 50,1 % en 1999, 52 % en 2000 (66,3 % en 2007). Au niveau des médias, des autorités sanitaires (Plan National Nutrition Santé) et maintenant des professionnels de santé (recommandations ANAES).
Bibliographie
– Allaiter autrefois, BT2 n° 247, mai 1992.
– Claude Didierjean-Jouveau, Bref aperçu historique de l’allaitement, Les Dossiers de l’obstétrique, novembre 2000, p. 23-25.
– Hedwige Lauer, L’enfant dans l’histoire, Cahiers de la puéricultrice, septembre 1991, p. 44-50.
– Catherine Rollet, L’allaitement artificiel des nourrissons avant Pasteur, Annales de démographie historique, 1994, p. 81-91.
– Joseph Lefort, La mortalité des nouveau-nés en France et à l’étranger, Journal des économistes, novembre 1878.
– B. Le Luyer, De la Goutte de lait à la poudre de lait, Revue internationale de pédiatrie, avril/mai 1996, p. 14-22.
– Agnès Fine, Le nourrisson à la croisée des savoirs, Annales de démographie historique, 1994, p. 201-214.
– Hindley et al, Some differences in infant feeding and elimination training in five European longitudinal samples, J child Psychol Psychiat, 1965, p. 179-201.
– Comment allaitaient nos grands-mères et nos mères ?, Cahiers de la puéricultrice, septembre 2001.
– Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, L’allaitement est-il compatible avec le féminisme ?, Spirale, 2003, 3.
– Marie-Claude Delahaye, Tétons et tétines, Editions Trame Way, 1990.
– Anne Cova, Maternité et droits des femmes en France (XIXe – XXe siècles), Anthropos, 1997.
– Geneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand, L’art d’accommoder les bébés, Odile Jacob, 1998.
– Marie-France Morel, Une histoire de l’allaitement, La Martinière, 2006.
– Breastfeeding : biocultural perspectives, sous la direction de Patricia Stuart-Macadam et Katherine A. Dettwyler, Aldine de Gruyter, 1995.
– Vanessa Maher, The anthropology of breastfeeding, Berg, 1992.
– Jessica Martucci, Back to the breast. Natural motherhood and breasyfeeding in America, The University of Chicago Press, 2015.
– Mary McCarthy, Le groupe, Stock.
– Mary Ann Cahill, Seven voices, one dream, LLLI, 2001.
– Jule Dejager Ward, La Leche League, at the crossroads of medicine, feminism and religion, The University of North Carolina Press, 2000.
– Anthologie de l’allaitement maternel, textes réunis par Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, éditions Jouvence, 2002.
Illustration : Nourrice, photo de Kati Horna prise en 1937, pendant la guerre civile espagnole.
Merci pour cet article très éclairant. Je lis en ce moment M. Mead et je retrouve beaucoup de ce qu’elle dit à propos de l’allaitement dans la société américaine.
Merci pour cet excellent article qui a répondu à toutes les questions que je me posais. Je l’ai lu tout en allaitant.