Les enfants ne sont pas des pendules !
Les livres de puériculture et les magazines insistent souvent sur la nécessité pour les enfants d’avoir des rythmes absolument réguliers, que ce soit pour se nourrir, dormir, prendre leur bain, etc. Est-ce vraiment une obligation ?
En octobre 2013, la presse se faisait l’écho d’une vaste étude portant sur plus de 10 000 enfants anglais âgés de 3, 5 et 7 ans [1], qui concluait à un lien entre des horaires irréguliers de coucher pendant la semaine et des troubles du comportement (tendance à l’hyperactivité ou difficultés émotionnelles) tels que décrits, dans des questionnaires, par leurs mères et instituteurs.
Pour les neuropsychiatres, c’était clair : « L’irrégularité perturbe les rythmes biologiques, qui ont un rôle dans le développement du cerveau, et induit en outre une privation de sommeil. » [2]
Est-ce vraiment aussi clair ? Le lien de cause à effet est-il établi ?
Dans leur réponse à l’étude, également publiée dans Pediatrics, d’autres chercheurs travaillant sur le même sujet faisaient remarquer que le lien pouvait aussi bien être inverse : n’était-ce pas parce que ces enfants avaient des problèmes de comportement (notamment une plus grande agressivité) qu’ils avaient des problèmes de sommeil (résistance à aller se coucher, difficulté à s’endormir, cauchemars, etc.) ?
Au moment où est sortie l’étude de Pediatrics, je lisais un livre écrit par une journaliste sino-américaine [3] qui, vivant en Argentine au moment où elle a eu son premier enfant, a été frappée par les différences existant entre la façon dont les Argentins sont avec leurs enfants et celle qu’elle avait connue aux États-Unis, et a eu envie d’aller enquêter ailleurs dans le monde. Son premier chapitre s’intitule « Comment les enfants de Buenos Aires se couchent à pas d’heure ». Elle raconte : « Les nuits d’été, les rues de Palermo, notre quartier, sont bondées de familles en goguette. À 22 heures, les parillas s’apprêtent tout juste à accueillir leurs premiers clients, dans une odeur appétissante de steak grillé. Parmi les élégants qui attendent une table en prenant l’apéro, debout sur le trottoir, on trouve bon nombre de parents avec enfants, discutant gaiement, accoudés à des poussettes pleines de bébés rieurs. » Pour être allée l’an dernier à Buenos Aires, je confirme !
Alors, tous ces enfants argentins qu’on laisse à l’occasion veiller très tard auront-ils plus tard des problèmes de comportement ? Je ne le pense pas.
Bien sûr, il existe des enfants qui ne sont pas bien quand leurs rythmes sont chamboulés. Les parents s’en aperçoivent assez vite, et auront effectivement intérêt à respecter une certaine régularité dans la vie quotidienne.
Mais de là à dire que tous les enfants devraient absolument se coucher à heure fixe…
Cela me fait penser au célèbre pédiatre néo-zélandais Truby King qui préconisait au début du 20e siècle (et toute la puériculture moderne s’est engouffrée derrière) d’élever les bébés « by the clock [4] » (tétées, sommeil, selles). En 1928, une revue française, La Revue de la famille, publiait une « horloge des nourrissons » découpant la journée en séquences minutées (tétées, sommeil, bain). Et dans le roman de Mary McCarthy Le groupe [5] (1962), le personnel de la maternité estime que « les bébés sont des pendules qu’il nous faut régler avant de les remettre à leur mère » !
Alors non, les bébés et les enfants ne sont pas des pendules, et leurs parents ne sont pas leurs horlogers !
[1] Kelly Y. et al., “Changes in Bedtime Schedules and Behavioral Difficulties in 7 Year Old Children”, Pediatrics 2013 ; 132(5) : e1184-93.
[2] Se coucher à heure fixe favorise la santé des enfants.
[3] Mei-Ling Hopgood, Comment les Eskimos gardent les bébés au chaud, et autres aventures éducatives du monde entier, Éditions JC Lattès (2013). Pour vous mettre l’eau à la bouche, je vous donne les titres de quelques chapitres au hasard : “comment les Kényans s’en sortent sans poussettes”, “comment les petits Chinois sont propres avant tout le monde”, “comment les Pygmées Akas sont les meilleurs pères du monde”, “comment les petits Polynésiens s’amusent sans parents dans les parages”.
[4] Que l’on pourrait traduite par « à la pendule » ou « montre en main ».
[5] Éditions Gallimard (1983) pour la traduction française.
Chronique parue dans le n° 46 de Grandir autrement.