De la succion intra-utérine à l’allaitement, quel continuum ?
On a longtemps insisté sur le changement radical, la coupure, … que représente la naissance : passage à la respiration aérienne, prise de nourriture active et discontinue, fin de l’enveloppement dans le sac amniotique, etc.
On se rend compte aujourd’hui que, même si ce changement est réel, il existe aussi une certaine continuité entre la vie in utero au cours des derniers mois de la grossesse, et la vie « ex utero » des premiers mois après la naissance. Que cette continuité est à protéger, car elle contribue au bien-être du bébé. Et que l’allaitement participe de cette continuité.
La vie in utero
Les saveurs maternelles
In utero, le bébé avale du liquide amniotique. Or le goût et l’odeur de ce que mange la mère, en particulier en fin de gestation, sont transmis par la circulation fœto-maternelle, et modifient la composition aromatique du liquide amniotique.
Dès le cinquième mois de grossesse, les papilles gustatives sont fonctionnelles et donnent au bébé une sensibilité au goût du liquide amniotique. Des récepteurs olfactifs matures au dernier trimestre de grossesse alimentent le cerveau en informations, lui permettant ainsi de mémoriser un certain nombre d’odeurs.
C’est cette mémoire qui le rendra capable de « reconnaître » après sa naissance l’odeur de sa mère, l’odeur de son sein, l’odeur de son lait.
La succion
In utero, le bébé tète son pouce, tète sa langue. Cela se voit très nettement sur les échographies. La succion-déglutition est en fait la première fonction motrice à se mettre en place chez le fœtus : le réflexe de déglutition apparaît entre la douzième et la quatorzième semaine de vie, et celui de succion entre la quinzième et la dix-huitième semaine.
Les microbes maternels
Il peut sembler étonnant de parler de microbes pour la continuité entre l’avant et l’après-naissance. Mais c’est en fait très important pour la construction du système immunitaire de l’enfant.
Les IgG (immunoglobulines G) traversent la barrière placentaire, ce qui fait que les bactéries familières de la mère sont aussi familières au fœtus. D’où l’importance que la mère « colonise » en premier le bébé, qui naît stérile, l’importance du peau à peau et de la première tétée.
Il y a en fait continuité et communication entre le microbiote maternel, le microbiote placentaire, le microbiote fœtal, et, on le verra plus loin, le microbiote mammaire et le microbiote du bébé allaité.
Microchimérisme
Au cours de la grossesse, des cellules fœtales migrent dans le corps de la mère. Ce phénomène, appelé microchimérisme fœtal, a des effets positifs et d’autres négatifs.
Des chercheurs de l’université de San Francisco en Californie ont passé en revue une centaine d’études sur le sujet et ont fait le point sur les principaux bénéfices et risques [1]. Voici ce qu’ils disent à propos de l’allaitement : « Compte tenu de la co-évolution des cellules maternelles et fœtales au cours de 160 millions d’années de l’évolution des mammifères placentaires, il semble probable que les cellules fœtales participent activement dans le développement des seins et l’allaitement. Ainsi, un allaitement riche peut être lié à un nombre important de cellules fœtales dans le tissu mammaire. »
À la naissance
À la naissance, le bébé va chercher à retrouver du connu. L’allaitement va le lui permettre.
On sait que, mis en peau à peau sur le ventre de sa mère, le nouveau-né né à terme et en bonne santé va, généralement dans l’heure qui suit la naissance, ramper vers le sein, chercher le mamelon, le trouver et finir par le prendre [2]. Comment y arrive-t-il ?
Mêmes odeurs, mêmes saveurs
L’aréole du sein dégage des odeurs semblables au liquide amniotique. Ce qui explique son attractivité pour le nouveau-né. Il en est de même du colostrum.
Voici par exemple une expérience faite par l’équipe de Benoist Schaal au Centre des Sciences du Goût de Dijon [3].
Des tests d’orientation de la tête ont été effectués chez des bébés allaités âgés de 2 et 4 jours, afin d’apprécier les préférences du nourrisson entre deux odeurs différentes.
À J2, tous les enfants choisissaient le liquide amniotique et le colostrum lorsqu’il était présenté en compétition avec le tampon témoin. Par contre, les enfants ne manifestaient aucune préférence lorsque le liquide amniotique était présenté en compétition avec le colostrum, ce qui indique que tous deux sont porteurs d’un message sensoriel similaire. Par ailleurs, des tests supplémentaires pratiqués à J3 ont montré que les enfants choisissaient électivement le liquide amniotique de leur mère plutôt que celui d’une autre femme.
À J4, tant le liquide amniotique que le lait maternel étaient choisis lorsqu’ils étaient présentés en compétition avec le témoin. Lorsque le lait maternel était présenté en compétition avec le liquide amniotique, le lait maternel était le plus souvent choisi.
Une autre expérience faite par la même équipe : les chercheurs ont présenté à des nouveau-nés de 3 jours des sécrétions aréolaires de femmes allaitantes tout en enregistrant leurs réponses comportementales et physiologiques.
Le pouvoir réactogène de ces sécrétions aréolaires a été comparé à celui de sept autres stimulations d’origine soit humaine, soit non humaine, soit enfin artificielle. L’odeur de la sécrétion aréolaire s’est montrée nettement plus active que les stimulations de référence pour déclencher des réponses orales d’appétence et pour modifier l’activité respiratoire, dans le sens d’une augmentation de celle-ci [4].
Ces réponses singulières des nouveau-nés à l’égard des sécrétions mammaires se développent indépendamment de leur exposition au sein maternel, puisque des enfants nourris au lait artificiel y répondent autant que des enfants allaités depuis la naissance. Les sécrétions de l’aréole de la femme allaitante sont donc particulièrement attirantes pour l’enfant nouveau-né, même naïf de toute expérience du sein. Elles contiennent des composés volatiles, pour le moment non identifiés, qui pourraient jouer un rôle clé dans l’ajustement initial de l’enfant au sein maternel.
Une autre expérience, toujours de la même équipe, sur des bébés de 3-4 jours a montré que c’est en fait tout le « paysage olfactif » du sein maternel (sécrétions aréolaires, odeur du mamelon, odeur du lait) qui provoque des réponses orales, fait s’ouvrir les yeux, et réduit les pleurs [5]. Quand le sein était complètement recouvert d’un film plastique, les bébés pleuraient plus, et ouvraient moins les yeux.
On a aussi montré que les nouveau-nés arrivent très rapidement à distinguer l’odeur du lait de leur mère de celle du lait d’une autre mère. En fait, tous les bébés préfèrent l’odeur du lait de femme, même ceux qui ne sont pas allaités : mis en présence du lait d’une mère qui n’est pas la leur et du lait industriel qui les nourrit, ils vont se diriger préférentiellement vers le premier [6].
L’odeur unique de la mère
Des études avaient montré que les lapines utilisent une phéromone pour initier l’allaitement de leurs nouveau-nés. On pensait donc que tous les mammifères devaient utiliser le même mécanisme. Des chercheurs ont décidé d’étudier ce qui se passait chez la souris, qui a un « style » parental similaire à celui des humains.
Et ils n’ont pas trouvé de phéromone qui incite les souriceaux à l’allaitement, mais un mécanisme totalement différent [7]. « Il s’agit d’une réponse apprise fondée sur une combinaison d’odeurs, la signature unique de la mère. » Pour découvrir les odeurs impliquées dans l’initiation à l’allaitement, les chercheurs ont présenté à des souriceaux nés par césarienne, des tétons lavés puis trempés dans l’un des fluides que le petit respire en premier lieu à la naissance, comme le liquide amniotique, la salive de la mère, le lait maternel et l’urine. Seuls les mamelons à l’odeur du liquide amniotique de la mère induisaient la tétée.
Reconnaissance de la signature olfactive de sa mère
La présence, dès la naissance, d’un comportement complexe amenant l’enfant à téter, déterminé en partie par l’odeur spécifique du sein, suggère la mise en place chez le nourrisson, dès avant la naissance, d’un réseau neuronal générant une activité musculaire spécifique et induisant un comportement vital. Après la naissance, ce programme génétique sera renforcé par l’expérience.Des données physiologiques récentes suggèrent que la noradrénaline joue un rôle important dans les apprentissages olfactifs. Les synapses entre les neurones à noradrénaline du locus caeruleus (noyau pigmenté du pont) et le bulbe olfactif sont indispensables aux apprentissages olfactifs en expérimentation animale. Pendant les heures qui suivent la naissance, les taux sériques de catécholamines sont 20 à 30 fois plus élevés que chez l’enfant plus âgé ; cela pourrait faciliter à l’enfant la reconnaissance de la signature olfactive de sa mère dans les heures qui suivent la naissance.
Le cycle entéro-mammaire
En fait, dans l’allaitement, le nouveau-né ne retrouve pas seulement des odeurs et des saveurs, il retrouve aussi le contact peau à peau, l’enveloppement, l’odeur de sa mère, les battements de son cœur, et les microbes maternels !
Retrouvant les microbes, il retrouve aussi… les anticorps.
On sait que les cellules qui produisent les anticorps voyagent dans tout le système sanguin comme sur une autoroute, et prennent régulièrement la « sortie » vers les intestins, prêtes à défendre l’organisme contre des infections comme le choléra ou le rotavirus. Or, dès qu’une femme commence à allaiter, certaines de ces mêmes cellules productrices d’anticorps commencent soudainement à prendre une autre « sortie », qui mène aux glandes mammaires. Ce qui fait que lorsque le bébé tète, les anticorps vont directement dans ses intestins et le protègent pendant qu’il construit sa propre immunité. C’est ce qu’on appelle le « cycle entéro-mammaire ».
Jusqu’à présent, les scientifiques ne savaient pas comment l’organisme maternel envoyait le signal aux cellules productrices d’anticorps de prendre la « sortie » différente. Une étude récente [8] a identifié la molécule (appelée CCR10) qui leur donne le feu vert.
Une autre étude [9] a montré par ailleurs qu’en transportant des bactéries ayant pour origine l’intestin de la mère, le lait maternel aidait à la constitution de la flore microbienne digestive du bébé, essentielle pour la mise en place et l’« éducation » de ses fonctions immunitaires.
Des chercheurs australiens ont même découvert en 2008 que le lait maternel contient des cellules souches [10]. Pour le Dr Cregan, qui a fait cette découverte avec son équipe, les seins d’une nouvelle mère prennent, à la naissance, le relais du placenta pour faire en sorte que la destinée génétique du bébé s’accomplisse correctement.
Un continuum à ne pas perturber
Malheureusement, beaucoup de gestes faits à la naissance et dans les jours qui suivent peuvent perturber ce continuum.
Par exemple, le fait de laver le bébé. Ne pas le laver, c’est lui laisser ses repères olfactifs : l’aréole secrétant une odeur proche de celle du liquide amniotique, si le bébé conserve cette odeur sur les doigts et les poings qu’il porte alors à sa bouche, il trouvera d’autant plus facilement le chemin du sein.
Ou de laver les seins de la mère. Dans une expérience faite sur des bébés âgés de 3 et 4 jours [11], l’un des seins de la mère, choisi par tirage au sort, était lavé avec un savon inodore, rincé et essuyé. Puis l’enfant était placé sur la poitrine nue de sa mère, entre les seins, la mère devant le maintenir pour ne pas qu’il tombe, mais le laisser se diriger lui-même vers le sein de son choix et le prendre seul. Résultat : 21 des 29 bébés ont choisi spontanément le sein non lavé.
Le peau à peau de la tétée
On sait que, dès la naissance, le contact rassure la mère et l’enfant. Il est décrit chez tous les petits mammifères un « cri de détresse à la séparation » (SDC = separation distress call) qui s’apaise dès que le contact physique avec la mère est rétabli. En fait, on peut dire, comme le médecin sud-africain Nils Bergman, que l’« habitat » naturel du bébé juste après la naissance, c’est le corps maternel. Quand on le sépare de cet « habitat », il a, comme tous les petits mammifères, cette « réaction de protestation-désespoir », qui aide à la survie en diminuant la dépense énergétique et la croissance, via une diminution du rythme cardiaque et de la température corporelle et une augmentation massive de la production d’hormones du stress.
La recherche a montré que le contact peau à peau entre la mère et son bébé réduit la production d’hormones du stress de 74 %. Des taux élevés d’hormones du stress inhibent les fonctions intestinales, la digestion et la croissance.
De plus, lors des tétées, la stimulation cutanée que le bébé reçoit au contact du corps de sa mère, de sa chaleur et surtout les stimulations péri-orales (visage, nez, langue, bouche) sont importantes. On sait qu’elles améliorent les fonctions respiratoires et donc l’oxygénation du sang.
Il est très probable que le développement de la peau en tant qu’organe profite aussi largement des bienfaits du contact avec le sein. Bien qu’aucune étude n’ait été réalisée sur le sujet, on a plusieurs exemples de femmes qui ont cherché à allaiter des enfants adoptés et ont constaté une amélioration des problèmes cutanés chez ces enfants qui pourtant recevaient encore peu de lait maternel puisque le DAL (dispositif auxiliaire de lactation dispensant du lait artificiel) était très largement utilisé.
Le contact peau à peau aide à la communication entre la mère et son bébé. Comme le dit Ashley Montagu dans La peau et le toucher : « Les premières perceptions s’organisent autour de la tétée, sources de multiples sensations cutanées et tactiles. Le mouvement des lèvres du nourrisson sur le sein de sa mère, les progrès qu’il fait en observant le visage et les yeux de sa mère, les mouvements des mains et des doigts qui explorent le corps de sa mère, toutes les sensations associées à ces expériences permettent au bébé d’établir un code […] À partir de la connaissance du corps de sa mère, le bébé peut émettre des signaux susceptibles de provoquer les réponses qu’il souhaite. »
On nous dira que cette proximité physique, ce contact peau à peau peuvent exister même sans allaitement au sein. C’est vrai. Mais étant donné la valorisation dans notre culture d’un maternage « distal » plutôt que « proximal », les bébés allaités au sein ont beaucoup plus de chances de bénéficier de cette proximité que les bébés nourris au biberon. Car le sein ne peut être donné à distance, contrairement au biberon qui peut l’être à distance de la longueur du bras (voire, dans certains cas, coincé de telle façon que le bébé se débrouille tout seul, sans présence de l’adulte…).
[1] Boddy AM et al., Fetal microchimerism and maternal health, Bioessays 2015 ; 37 : 1106–1118.
[2] Voir par exemple la séquence de photos dans l’ouvrage de Marshall H. Klaus et Phyllis H. Klaus, La magie du nouveau-né (Albin Michel). Ou cette vidéo à visionner en bas de page.
[3] Marlier L, Schaal B, Soussignan R. Neonatal responsiveness to the odor of amniotic and lacteal fluids : a test of perinatal chemosensory continuity, Child Dev 1998 ; 69(3) : 611-623.
[4] Doucet S, Soussignan R, Sagot P, Schaal B. The Secretion of Areolar (Montgomery’s) Glands from Lactating Women Elicits Selective, Unconditional Responses in Neonates, PLoS ONE 2009 ; 4(10) : e7579.
[5] Doucet S, Soussignan R, Sagot P, Schaal B. The ’smellscape’ of mother’s breast effects of odour masking and selective unmasking on neonatal arousal, oral and visual responses, Developmental Psychobiology 2007 ; 49 : 129-38.
[6] Bingham PM, Lavin E, Acree T. Odorants in breast milk. Arch Pediatr Adolesc Med 2003 ; 157 : 1031. Et : Marlier L, Schaal B. Human newborns prefer human milk : conspecific milk odor is attractive without postnatal exposure, Child Development 2005 ; 76 : 155-168.
[7] Logan DW et al., Learned Recognition of Maternal Signature Odors Mediates the First Suckling Episode in Mice, Current Biology 2012 ; 22(21) : 1998-2007.
[8] Wilson E et al. An indispensable role for the chemokine receptor CCR10 in IgA antibody-secreting cell accumulation, J Immunol 2008 ; 181(9) : 6309-15.
[9] Pablo Perez et al., Bacterial imprinting of the neonatal immune system : lessons from maternal cells ?, Pediatrics 2007 ; 119(3).
[10] Congrès international de la Society for Research on Human Milk and Lactation, fin janvier 2008, à Perth.
[11] Varendi H, Porter RH, Winberg J. Natural odour preferences of newborn infants change over time, Acta Paediatr 1997 ; 86 : 985-90.
Intervention à la Journée d’études de la Société d’histoire de la naissance, 10 décembre 2016.
Photo Béatrice Romand.
Votre article est très clair et très complet, je vous remercie en tant que bébé extrait par césarienne et en tant qu’ostéopathe qui soigne les nouveaux-nés !